Mes Algéries en France
Leïla Sebbar
Préface de Michèle Perrot
Ed. Bleu Autour, Mars 2004
“ Mais ce qui résiste le mieux à l’usure du temps, c’est l’écriture. (…) Jean Pélégri, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mahamed Dib ont fondé la littérature algérienne de langue française et ouvert une route majeure, celle qu’emprunte leur jeune sœur, leur fille, Leïla : “ Je suis la fille de ces fils qui écrivent des livres si loin de la maison qu’ils ont quittée pour ne plus y revenir et, parce qu’ils sont partis, parce qu’ils ont subi l’épreuve du passage pour tous les autres, nous écrivons, j’écris. ”
Retrouver leurs traces, refaire leurs chemins, sans cesse recommencer. A Paris, à Montpellier, à Marseille si j’y vais un jour, ça n’est pas loin, une amie ne demanderait pas mieux de m’y accueillir, retrouver leur regard fier et secret, leurs cheveux pas comme ceux des femmes et des hommes d’ici, la couleur de leur peau, leur présence désormais aussi nécessaire à ma vie que l’eau et le pain, m’offrir le droit qu’on voudrait m’interdire de me perdre avec elles, avec eux et à la suite des mots de Leïla Sebbar dans cette rêverie d’un Orient qui a nourri mon enfance de fille des cités d’un imaginaire qui me fait moi aussi depuis dix ans, écrire.
“ Ses cheveux sont noirs et frisés. Il a des yeux bleus. Outremer.
Il l’enlève. ”
La mère de Leïla, une jeune femme brune aux traits fins et réguliers, l’expression sur son visage lorsqu’on regarde la photo, un portrait d’art sans doute couleur sépia comme on les faisait à l’époque, est à la fois décidée, bien ancrée dans la réalité et rêveuse. “ Avec ses amies elle marche le long du fleuve. (…) C’est l’été, on parle de la guerre, mais elles n’y pensent pas, ce soir elles vont au bal. ”
Elle, elle est née en France, au bord de la Dronne, lui en Algérie, à Ténès. Lui, il est tel qu’on l’imagine lorsque Leïla le nomme “ l’étranger bien-aimé ”. Une allure racée, celle d’un cavalier venu du fond du désert ? de l’Orient en tout cas, les pommettes hautes, saillantes, les yeux légèrement bridés, quelque chose de lointain dans le regard, d’intériorisé, de mystérieux. Il la rencontre dans un bal à Bordeaux et puis… il l’enlève.
“ Il ne roule pas les “ r ” comme son ami à l’autre bout de la piste mais elle entend une langue qui ressemble à la langue des livres, une langue que ses amis d’enfance ne parlent pas. ”
Ainsi commence à s’écrire dans les années 30 l’histoire qui sera celle de Leïla, l’histoire d’un métissage amoureux auquel la langue française est étroitement et tendrement liée, une histoire qui est aussi celle de l’Algérie.
Comment aujourd’hui encore les rejoindre, ces femmes, ces hommes qui ont choisi d’autres destins, d’autres projets d’envergure parfois insensés, loin des pistes lisses, qui ont décidé d’inscrire peu à peu de “ l’Algérie dans la France ”, car tout à commencé là, n’est-ce pas, dans les “ Ecoles normales d’Alger-Bouzaréa ”, puisqu’à cette époque l’Algérie était un département français, et que “ les maîtres indigènes ” y enseignaient à des “ garçons indigènes ” ?
La force vive d’un pays, Jean Sénac ne s’y est pas trompé, c’est son peuple, et le peuple algérien pour l’essentiel était déjà algérien dans son humanité et dans sa culture populaire orale avant de l’être en ces termes, arabe, oriental, musulman, autre en tout cas, même si la langue qu’il apprenait dans les écoles de la République était le français. C’est de cet Orient-là dont il faudrait ensuite porter témoignage, de cette altérité méconnue comme un joyau encastré dans l’argent de la langue.
« Mon père aura été, “ instituteur indigène ”, un “ homme-frontière ”. comme le père de la romancière, Assia Djebar, élève-maître à Bouzaréa. Elle raconte le père et sa fille, petite, sur le chemin de l’école.
Nous sommes, Assia et moi, les filles du père, diseuses de mémoire. Ecrivaines, saurons-nous transmettre une filiation nouvelle ? »
La filiation… qui peut dire aujourd’hui ce que sont devenus les filles et les fils de cette Algérie-là ? Années 50-60… le début de la révolte ouverte, la guerre et puis l’indépendance. Ici, à Paris-sur-Seine, ce sont le gros des années de l’immigration ouvrière avec la pointe douloureuse des regards perdus, largués, dé-paysés. Ils ne savent pas toujours lire et écrire mais ils sont “ aussi ” l’Algérie et son âme brûlante, sa vivacité, sa présence amicale et puissante. Ils font partie de son peuple, jeune et généreux, prêt à tout pour construire un pays.
A cette époque, il convient de ne pas l’oublier, l’Algérie est un département français, riche en main d’œuvre, dans laquelle on puise sans compter. “ … Les mines et les hauts-fourneaux, les usines jusqu’à Rouen à l’ouest, l’industrie automobile et le bâtiment… ” Ils sont immigrés mais ils sont “ aussi ” français. De cette ambiguïté jamais levée naît l’imposture. Ils arrivent. Ils dorment sur les bancs. “ … Il fallait des bras jeunes et solides, des hommes sans terre mais vigoureux, ils sont venus, ils sont restés… ”
Ils dorment dans les hôtels où le trafic des chambres-dortoirs les saisit. A l’intérieur du bidonville, enfin. Les bidonvilles de Nanterre et d’Aubervilliers qui ressemblent sans doute à celui du Clos Salembier à Alger.
On est allé les chercher. Des rabatteurs. Maintenant ils sont là. Ils sont l’Algérie dans la France, démunis, sans repères, ivres d’une solitude qui les glace et les rend fous parfois comme le père de l’écrivain algérien Mounsi, ils vont nourrir la panse grasse des usines.
“ A Eugène Hennaya, (…) on a gravé dans la pierre “ Ecole de garçons indigènes ”. C’est l’école de mon père… (…) en l’an 2001 (…) on peut lire “ Ecole de garçons ”. On a gratté rageusement “ indigènes ”, il reste le blanc. ”
Trente ans après ils habitent dans les cité périphériques. Ils ne repartiront pas. Ils ont eu des enfants qui savent lire et écrire. Les usines sont fermées et ils ont beaucoup vieilli.
Qui sont-ils ?
A suivre...