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  • : Les cahiers des diables bleus
  • : Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie, d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.
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Saïd et Diana

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Image de Dominique par Louis

  Ecrits et dessinés à partir de nos banlieues insoumises toujours en devenir

      Les Cahiers des Diables bleus sont un espace de rêverie d'écriture et d'imaginaire qui vous est offert à toutes et à tous depuis votre demeure douce si vous avez envie de nous en ouvrir la porte.

      Bienvenue à vos p'tits messages tendre ou fous à vos quelques mots grognons du matin écrits vite fait sur le dos d'un ticket de métro à vos histoires tracées sur la vitre buée d'un bistrot, à vos murmures endormis au creux de vos draps complices des poussières de soleil passant par la fenêtre entrouverte...

      Bienvenue à vos fleurs des chantiers coquelicots et myosotis à vos bonds joyeux d'écureuils marquant d'une légère empreinte rousse nos chemins à toutes et à tous. Bienvenue à vos poèmes à vos dessins à vos photos à vos signes familiers que vous confierez à l'aventure très artisanale et marginale des Cahiers diablotins.

      Alors écrivez-nous, écrivez-moi, écrivez-moi, suivez-nous sur le chemin des diables et vous en saurez plus...

 

                                          d.le-boucher@sfr.fr


Notre blog est en lien avec celui
de notiloufoublog 2re illustrateur préféré que vous connaissez et on vous invite à faire un détour pour zyeuter ses images vous en prendrez plein les mirettes ! Alors ne loupez pas cette occase d'être émerveillés c'est pas si courant...

Les aquarelles du blog d'Iloufou l'artiste sans art  sont à déguster à son adresse                   www.iloufou.com  

16 février 2014 7 16 /02 /février /2014 18:21

Né quelque part suiteTrou au chat 2

 

 Ce qui sépare les gens comme moi qui se sont emparés de l’écriture pour se réparer de la folie quotidienne et pour témoigner d’une culture populaire notre et jamais intégrée ni reconnue par l’univers poulpe multiforme et univoque de la culture dominante du monde de l’écriture c’est que j’écris dans l’inconnu sauvage des origines à partir des quartiers anciennement ouvriers ou dits prolétaires des faubourgs puis de la banlieue et de la périphérie de plus en plus étendue de la citadelle parisienne.

Ce pays natal de la langue ou plutôt des langues entendues et goûtées par le sel de la petite misère ordinaire sur les lèvres demeure résolument et en dépit des mes transhumances nombreuses sur les routes d’un territoire qui m’est devenu familier aussi par ses parlers régionaux ses histoires locales et ses coutumes celui des hommes et des femmes de la banlieue rouge indigènes et immigrés à jamais mêlés au cœur d’une grande geste solidaire.

Ce qui implique des récits bruts une langue brutale des épopées frappées aux cailloux frondeurs d’un réel bâtard désordonné incendié par les démesures de la rue sans son maquillage journalistique et que toute ma vison poétique du monde passe et repassera par ce portulan‑là. D’où ma méfiance et ma différence assumée vis‑à‑vis de ce qui se crée s’écrit se montre et se met en scène à partir d’un lieu abstrait ou d’abstraction permettant à des illusionnistes vivant un peu au‑dessus du désastre ordinaire des peuples de se situer hors champs c’est‑à‑dire de laisser prétendre qu’ils n’appartiennent qu’au Dieu littéraire à sa parole à ses dogmes et à ses mythes. L’indigence de notre condition humaine peut‑être enchantée par l’acte de créer elle n’en reste pas moins d’une violence sociale que rien ne nous permet poétiquement d’effacer ou de travestir.

Trou au chat détail
      En regardant ces femmes et ces hommes habitant des cabanes d’Auber dans les années de ma naissance je songe dans le même état partagée entre un sentiment de colère et d’étrange proximité aux immigrés maghrébins et africains de mon enfance et aux paroles d’un poète fils de l’exode interminable qui me reviennent lorsque j’évoque ceux qu’on a contraints à vivre une tragédie qui n’était pas la leur à prendre part à une guerre boucherie immonde et grotesque qu’ils ont faite comme ils ont tout accompli fidèles à un devoir dont ils n’ont obtenu ni gratitude ni respect et à qui personne n’a offert une demeure de papier.

“ ‑ Exil, l’univers extérieur,

Exil, l’univers intérieur. ”

Ainsi nomme le poète palestinien Mahmoud Darwich dans le poème “ ( Exil 4 ) CONTREPOINT pour Edward Saïd écrit en 2007 publié dans le recueil Comme des fleurs d’amandier ou plus loin la condamnation à vivre en dehors de toute présence à soi et de toute présence au monde que subit le peuple palestinien depuis la spoliation de sa terre en 1948 depuis la séparation d’avec son histoire symbolique et réelle d’avec le corps des siens éparpillés écartelés et d’avec le sien qui n’a ni mahmud_darwich.jpgrécit ni trace commune partagée excepté le poème. Et qui mieux que Mahmoud Darwich peut réincarner par les mots le pays natal la Palestine qui n’existe pas l’innommée l’innommable cette terre devenue possible pour ceux qui emportent avec eux le recueil La terre nous est étroite où figure le poème fondateur Ila Umi A ma Mère

( … ) “ Si je reviens

mets-moi ainsi qu'une brassée de bois dans ton four

fais de moi une corde à linge sur la terrasse de ta maison

car je ne peux plus me lever

quand tu ne fais pas ta prière du jour

j'ai vieilli

rends-moi la constellation de l'enfance

que je puisse emprunter avec les petits oiseaux

la voie du retour

au nid de ton attente ”

 

Le retour bien sûr tous les hommes et les femmes qui ont pris un jour le chemin de l’ailleurs n’ont pas cessé d’y songer mais pour qu’il y ait un retour possible envisageable il faut qu’il y ait un point de départ qui donne son sens à la notion intemporelle d’aller‑retour et pour moi comme pour ceux et celles fils et filles d’immigrés de la deuxième et troisième génération il n’y a pas eu de pays natal puisque pas de territoire ni ce que j’appelle de terre‑histoire.

C’est ce qu’il y a de définitif dans la notion d’exil ou exit c’est qu’on est toujours dehors et qu’il n’y a de demeure que provisoire ou du moins on la vit comme telle. Ceux et celles qui sont nés dans une cité de banlieue n’ont pas eu à en partir puisqu’ils étaient déjà partis par le corps des pères par le voyage accompli des pères hors d’eux‑mêmes. Les pères ne sont jamais arrivés en un lieu où il y ait un pays symbolique à investir. Ils ne sont jamais arrivés du tout. Il convient encore d’écouter les monologues des hommes qui ont débarqué à Marseille du bateau en provenance d’Alger il y a 50 ans dans le film Mémoires d’immigrés ” pour savoir qu’ils n’ont jamais trouvé le sens du “ pour soi ” après avoir perdu le fil de l’histoire des leurs.Repas-ouvrier.jpg-2.jpg

La notion ou l’intuition du pays natal et le fait d’appartenir à un peuple à une tribu ou a une classe sociale se transmet par le récit oral du mythe, par le choix de certains contes et de certaines histoires et par le récit de l’histoire réelle des anciens. Une fracture à l’intérieur de soi se crée parce qu’il n’y a pas de récit du tout, ou au moment de la rupture du récit, de la séparation avec la transmission d’une histoire familiale, de la mémoire de la tribu, du clan, du village.

Naître à Auber ou dans une de ces villes mégalopoles tentaculaires et leurs périphéries informes ne signifie pas pour moi être née quelque part. Cette naissance‑là ne m’a pas permis d’avoir ma place au cœur du récit natal ni d’appartenir à une généalogie et encore moins à une “ patrie ” qu’il s’agisse du pays du père d’origine bretonne ou de la mère d’origine picarde.

 C’est pourquoi le pays natal n’a rien à voir avec l’endroit où on naît mais avec la ou les langues qu’on entend dans l’enfance. La langue des contes, des histoires et des chansons, la langue du récit parlée par les personnes les plus proches. Le patois richou de mon arrière grand‑mère maternelle et mais aussi la langue des femmes kabyles qui nous entouraient avec laquelle la communication passait spontanément hors du sens. L’hospitalité à l’intérieur de la maison des autres où il est licite de s’approprier des fragments de cette langue offerte qui est celle de l’oralité suggère déjà que la langue est le pays natal celui qu’on n’aura jamais à quitter puisqu’il incarne la demeure intérieure. C’est l’en‑soi conçu par l’enfance inconsciente dans la rencontre naturelle des autres devenant l’exote de V. Segalen où on peut écrire créer imaginer le territoire imaginaire celui qui n’existe pas dehors.

Le pays de naissance de l’écrivain son pays d’écriture naît là où la parole se fait terre d’accueil dans la maison “ du corps élargi ”. C’est pourquoi enfin je peux dire aujourd’hui après un de mes innombrables retours sur le lieu qui demeure le chantier de la Babel heureuse de mon enfance que je suis une Africaine d’Aubervilliers une nomade arpentant le bitume des faubourgs rouges en quête de nos mémoires ouvrières de l’exil une hobo des trains de banlieue emportant et rapportant matin et soir leur moisson de travailleurs immigrés et de jeunes de la troisième génération dont la langue est désormais aussi la mienne avec laquelle j’écris sur mes Carnets de Route l’histoire du pays où ils sont nés qui n’a pas de nom. Je l’appelle Babylone Zero.

Vasco da Gama 2 

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15 novembre 2012 4 15 /11 /novembre /2012 21:16

      Quelques nouvelles découvertes sur Jean Pélégri et comme le poème " Les paroles de la rose " est un chef-d'oeuvre que Jean a écrit et réécrit en hommage à Fatima une femme de ménage algérienne devenue leur amie à Juliette et à lui je vous laisse apprécier ce travail dont il me manque encore certainement quelques pages complémentaires... La lettre de Jules Roy va bien avec : deux histoires d'amitié et de vie... Je trouve que ce poème colle avec ce qui se passe à nouveau aujourd'hui en Palestine et aussi en Syrie...Jean

Lettre Jules Roy à Jean Pélégri après réception des Oliviers de la Justice

 21 0ctobre 1959

Cher Jean Pélégri,

J’allais vous écrire quand votre livre, que j’avais déjà demandé, est arrivé avec votre dédicace si émouvante. Vous saurez tout ce que j’ai éprouvé à sa lecture quand je vous aurai dit que, né à Rovigo, j’ai passé toute mon enfance à Sidi-Moussa, près d’une ferme Pélégri que vous décrivez peut-être ; que ma mère appartenait à l’une des vieilles familles de la région, les Paris, dont le caveau est peut-être près de celui des vôtres ; que j’ai passé toute ma vie dans la nostalgie de cette terre, de sa richesse, de sa force, de sa tendresse ; que j’ai fait mes études au petit séminaire de St Eugène, près du collège des Jésuites ; enfin que si nous ne sommes pas parents, nous sommes bien frères par tout ce que vous écrivez de ce pays, des hommes qui y vivent, de votre père, de la même justice qui vous hante et de cette fraternité qui est notre pain et le sel de nos larmes.

Jean-1.jpg

Oui, il y a un sens à ce que vous soyez, comme moi, de Rovigo où mon père était gendarme. A sa mort, ma mère s’est remariée avec l’instituteur, mais ce sont les Paris qui m’ont formé et nourri. A 21 ans, j’ai commencé ma carrière militaire comme sous-lieutenant au 1er régiment de tirailleurs algériens, à Médéa.

Et puis je suis si heureux que nous nous rejoignions dans la même formule du salut de l’Algérie. Nous sommes probablement des idéalistes, mais ce sont les idéalistes qui ont généralement raison.

Je serai le mois prochain dans la région parisienne jusqu’aux environs de Noël. Donnez-moi votre adresse que je puisse vous toucher. Ici, j’ai une petite ferme ; mais on y travaille la terre avec la même passion qu’à Sidi-Moussa… Cher Jean Pélégri, nos pères ont défoncé le sol et planté les vignes. Nous avons cru les trahir un peu en nous expatriant, mais c’est que nous avions besoin de connaître la raison de tant de fatigues ; elles ne valaient leur poids d’or et d’étoiles que si elles menaient à la fraternité de deux races. Nous sommes leurs fils, et nous savons où placer exactement la justice et l’honneur, - ce que les intellectuels qui parlent de l’Algérie ignorent toujours. Ce n’est pas un roman que vous avez écrit, mais un chant ; le plus beau chant que je connaisse, qui ait été inspiré par le cœur d’un Algérien. Puisse-t-on l’écouter. Puissé-je un jour revenir sur la tombe de ma mère et de ma grand-mère que j’ai tant aimées en leur ramenant la paix.

Je vous serre affectueusement les mains.

 Jules RoyLettre-Jules-Roy-59.jpg

Les paroles de la rose

Paroles-de-la-rose-dedicace-Mohamed-Dib-machine.jpg

Le soleil c’est pour le Bon Dieu

 

Et le feu c’est pour les soldats

Nous sommes tous fous, m’sieur Jean

 

Dieu nous a tout donné

La main pour caresser

 

Et elle sert à tuer

La grenade pour la bouche

 

Et elle sert à mutiler

La terre pour tapis

 

Et elle sert à enterrer

Pourquoi tout ça, m’sieur Jean ?

 

Pourquoi ?

Dieu nous a tout donné

Paroles-de-la-rose-tape-machine-1.jpg

 L’arbre pour son ombre

 

Et il sert aux embuscades

 Le couteau pour l’orange

 

Et il sert pour la gorge

 La nuit pour reposer

 

Et elle sert à veiller

 

Nous sommes tous fous, m’sieur Jean

Si tu veux boire la mer

C’est la mer qui te noie

Quand Dieu te donne un fils

Ce n’est pas pour l’enterrer

Manuscrit-Les-paroles-de-la-rose-2.jpg

 Mais tu dois sourire, m’sieur Jean

 

Le sourire c’est pour les vieilles

Le sourire protège les vieilles

 

C’est leur voile de mariée

Nous avions une odeur de jasmin

Et maintenant regarde, m’sieur Jean

Regarde mes bras et mes mains

La main qui sert à caresser

 

Sert aujourd’hui à mendier

Nous étions rose, jasmin et lilas

Manuscrit-Les-paroles-de-la-rose-3.jpg

 

 

 Les paroles de la rose

“ La mémoire du peuple est la Bibliothèque Nationalede l’Algérie. ”

 

Mohammed Dib

  Je ne suis pas responsable de ce poème. Je l’ai composé en effet, avec des phrases sorties de la bouche d’une vieille femme de ménage arabe, dont je parle dans Les Oliviers c’est elle qui m’avait poussé à écrire ce livre.

Elle était le peuple - le vieux peuple algérien avec sa douceur et son sourire. Elle était la poésie.

Je ne lui ai servi que de kateb, c’est-à-dire d’écrivain public. Assis à l’ombre d’un mur, devant ses plumes et son écritoire, il rédige sous la dictée de ceux qui ne savent pas écrire. Ensuite, comme le destin, il sèche l’encre - avec un peu de sable.

Elle serait heureuse, je crois, si elle savait que sa lettre est bien arrivée.

 Elle s’appelait Fatima.

 

Jean Pélégri

 

Regarde ma bouche et mes cheveux

Paroles-de-la-rose-journal.jpg

 

Le sourire protège les vieilles

 

C’est leur voile de mariée

Il ne me reste que mes yeux

 

Et c’est pour voir mon fils tué

Regarde la lune dans le ciel

 

C’est une branche de palmier

Regarde là-haut cette montagne

 

Regarde cet avion qui passe

Mon fils aussi l’a regardé

 

Le soleil pour le Bon Dieu

Et le feu pour les soldats

 

Quand Dieu te donne un fils

Ce n’est pas pour l’enterrer

Mais plus haut il y a un figuier

Et une eau qui ne tarit pas

Plus haut il y a un jardin

 

Je vais mourir, m’sieur Jean

Regarde la lune qui se fend

Je vais mourir sans mon enfant

Mais il faut sourire m’sieur Jean

 

Le sourire protège les vieilles

On va m’enrouler dans un voile

 

Et me coucher seule dans la terre

Il faut sourire m’sieur Jean

 

C’est mon voile de mariée

Femmes d'Egypte 1

Mais si tu marches dans un jardin

 

Pense à moi, m’sieur Jean

Pense à ta vieille Fatima

Elle a soigné ton enfant

Le sien elle ne l’avait plus

 Enfantn face au tank

Quand Dieu te donne un fils

Ce n’est pas pour l’enterrer

 

Pense à moi et puis souris

Moi je serai dans le jardin

 

Mais dis qu’que chose, m’sieur Jean

Dis qu’que chose toi qui sais lire

Dis qu’que chose pour que les autres

N’aient pas besoin de ce voile

Pour avoir sur terre un jardin

Alger 1957L-avenir.jpg

 

Imprimé par l’imprimerie Nord-Africaine en Janvier 1970 pour le CCF d’Alger 

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27 octobre 2012 6 27 /10 /octobre /2012 01:41

 

      Il y a bien des jours que je me demande à quoi peut servir tout ce fatras d'écritures qui s'entasse ici et puis voilà je pense que peut-être ma longue expérience du Monde Arabe et de l'Afrique à travers ceux qui me les ont racontés doivent être communiqués et repassés à d'autres...

      Des tas de documents que j'ai scanés méthodiquement après les avoir décryptés durant des heures vieillissent dans mes dossiers et d'autres documents originaux que j'ai triés avec Juliette Pélégri et avec d'autres amis pourrissent à la BNF dans un tiroir sans fond dont personne ne se souciera jamais sans doute... 

      Tout ce travail qui dure depuis des années et qui ne sera jamais publié puisque c'est comme ça je vous en livre des fragments ici... En vrac et en pagaille mais il ne sera plus la propriété de personne. Comme pour mes notes sur l'Afrique à vous d'en faire ce que vous voudrez... Yalla et Aïdkoum Mabrouk !

Lettre de Jean de Maisonseul à Jean Pélégri sur papier à en tête du Musée National des Beaux-Arts d’Alger.

Lettre-Maisonseul-1.jpg

 Alger 14 oct. 63

 Cher Ami,

 Je reçois votre lettre à l’instant. Il faut être sage, je crois, et remettre à l’année prochaine votre retour à Alger. Votre nouvelle affectation vous a en effet été notifiée trop tardivement et tant pour vous-mêmes que pour votre fils les raisons que vous pouvez donner sont tout à fait justifiables. Vous risquez de vous trouver dans de grandes difficultés pour trouver un logement et avoir votre année toute désorganisée pour votre travail.

Mais nous souhaiterions tous beaucoup vous avoir ici l’année prochaine. Il me semble que dans votre réponse vous pourriez demander le renouvellement de votre affectation en demandant d’être averti suffisamment à l’avance.

J’espère aussi que l’année prochaine la situation sera davantage stabilisée. Nous avons encore des mois difficiles à traverser.

J’attends votre livre avec impatience.

Bien amicalement.

Maisonseul

Maisonseul-2.jpg

Première lettre d’Albert Camus adressée à Jean Pélégri après lecture de L’embarquement du lundi. Jean Pélégri était alors professeur au Lycée Fesch à Ajaccio. Il s’agit de son premier livre.

31 octobre 1952

Monsieur,

J’ai commencé votre livre avec cette sorte de sympathie ou de complicité qui liera toujours deux Algériens, même lorsqu’ils ne se connaissent pas. En le terminant, je suis heureux de pouvoir y ajouter une estime entière. Il y a en vous un talent très rare, un pouvoir d’amitié avec le monde, d’abandon aux êtres, une sorte d’humilité non chrétienne, qui est tout à fait nouveau aujourd’hui. Les écrivains français de ce temps ont l’âme chagrine, et la mélancolie qui court pourtant dans votre livre est délivrée de toute amertume. Si je puis vous parler en camarade, il me semble que votre effort devrait être maintenant de resserrer vos dons et votre expression, un peu trop généreuse encore, peut-être, dans ce livre. Mais enfin pour maîtriser, il faut avoir quelque chose à maîtriser et vous avez eu raison de commencer par là. J’ai été heureux en tout cas de retrouver une ville que j’aime, peinte comme je l’aime. Et je fais des vœux, très chaleureux, pour le succès de ce beau livre.

Si vous vous trouvez un jour à Paris, faites-moi signe. Je serais heureux de vous serrer la main.

Albert Camus

 Lettre-Camus-52.jpg

Petites notes manuscrites prises au jour le jour concernant l'écriture et essentiellement l'écriture poétique à partir de 1948 et pendant le rédaction de L'embarquement du lundi.

Depuis que je suis en France je vis au jour le jour à petites lampées.
 Devant la mer.
Les vagues éclairées par derrière. Un mur (éphémère) à la transparence verte. La vague d’écume au-dessus.
Je comprends que la mer enivre les ambitieux.
1949 Jeudi

 Après… Quand j'ai ouvert le cahier, la page m'a semblé extraordinairement vide.

Je n'ai rien pu y rassembler : j'étais épars, marin.

Echoué, mais vivant.

Le sable d'une côte - autour ; la page blanche de l'autre. L'un ne pouvait entrer dans l'autre. Seulement y jeter des grains. ( Des grains différents ). Mais ces grains n'étaient pas des signes… : une présence.

Deux langages différents.

Y faire entrer le sable… et le paysage circulaire.

Comme un bloc de ciment - au milieu du sable. ( Le cahier ), la page ne peut se fondre dans le paysage : elle y flottait.

Comment dire le sable… ?

Et moi :

- j'étais le sable et aussi la vague quand je fermais les yeux…

- je n'en séparais pas le geste : faire couler le grain, battre du pied dans l'eau.

Fermer les yeux - Soleil :

j'étais au centre d'une sphère rouge ;

je savais encore que c'était ma peau tendue à l'extrême

Mais la sphère devint bientôt immense, le rouge tournait au clair - jusqu'à n'être plus qu'une fine pellicule ( transparente dépliée ).

J'y ai voulu voir mes veines et vaisseaux.

Quand j'ai ouvert les yeux, je fus comme un aveugle qui ignore le monde, les objets autour de lui : il devait y avoir le cahier…

 Tout mon effort : “ Redonner à la langue exténuée son poids de chair. ” ( Gide )

 28-11-1949

 Ma morale ?

 “ Je veux vivre comme un enfant ”Jean visage 7

Photo Djamel Farès

= anarchie

Sérieux ( il n’y a que les adultes qui jouent )

 

“ Avec une joie opérante ”

Et des tristesses que les hommes ne peuvent comprendre.

Seul remède à cette civilisation de “ termites ” ( Saint-Ex. )

 Ah !  l’imposture qu’il y a dans tout livre.

Si je revenais, j’irai habiter dans un pays tempéré, là où les choses ont des contours bien nets et où l’on ne risque pas de se tromper sur elles… J’habiterai une petite ville ou un village.

Et là, je me ferai menuisier.

 Quand un homme de lettres nous touche c’est simplement en nommant les objets les plus simples ( une pioche… ), alors je croirai aux livres.

 Embarquement

  Ce que j’ai voulu faire.

- Citation de Flaubert = Rien

 - Romancer les Méditations de Descartes. Toucher le Rien. Mais, bien vite, Je me suis laissé entraîner par la matière.

 25-2-1949

 POÉSIE

   Cf. dans Embarquement du Lundi( Mardi matin ) les différentes fonctions du corps.

 - fenêtre : “ rendez-vous des sensations ” Gide.

( - l’imaginaire. )

- l’inventeur poétique. Instaurateur et Créateur.

>< Contemplation ( Cf. Rilke ) = noumène ( Cela c’est une question d’âme . Je n’en suis pas encore là ).

Commencer par la rédemption charnelle

Tout est dans le regard

 Je suis d’accord avec beaucoup pour dire que le poète est un voyant

Je ne le suis plus quant à la manière de voir.

L’œil du corps – et non l’œil de ( l’esprit ).

 Kerner. Le poète comme séparé.

( Comme le mathématicien très avancé. )

L’admettre pour celui-là – comme pour celui-ci.

 Tous les enfants sont-ils poètes ?

Mais ne pas confondre enfant-poète et enfant immobile. Cf. contemplation et poésie.

 

Je veux -  non une poésie de la contemplation du monde – mais une poésie action sur le monde.

Soit - une action – gratuite : révélation seulement d’une autre façon de le voir. ( je touche ce mur et je vois la vitrine ). Je découvre.

Soit une action informante j’invente ( mais à partir de faits ( mot illisible ) ? réels ou imaginaires ? )

Poésie action car peut servir comme manière de voir, comme morale ( pratique ).

L’invention scientifique, elle aussi, comme manière de voir autrement le monde. ( Le monde microbien par exemple. )

 

Lettre de Jules Roy à Jean Pélégri après réception des Oliviers de la Justice
21 0ctobre 1959

Cher Jean Pélégri,

J’allais vous écrire quand votre livre, que j’avais déjà demandé, est arrivé avec votre dédicace si émouvante. Vous saurez tout ce que j’ai éprouvé à sa lecture quand je vous aurai dit que, né à Rovigo, j’ai passé toute mon enfance à Sidi-Moussa, près d’une ferme Pélégri que vous décrivez peut-être ; que ma mère appartenait à l’une des vieilles familles de la région, les Paris, dont le caveau est peut-être près de celui des vôtres ; que j’ai passé toute ma vie dans la nostalgie de cette terre, de sa richesse, de sa force, de sa tendresse ; que j’ai fait mes études au petit séminaire de St Eugène, près du collège des Jésuites ; enfin que si nous ne sommes pas parents, nous sommes bien frères par tout ce que vous écrivez de ce pays, des hommes qui y vivent, de votre père, de la même justice qui vous hante et de cette fraternité qui est notre pain et le sel de nos larmes.

Oui, il y a un sens à ce que vous soyez, comme moi, de Rovigo où mon père était gendarme. A sa mort, ma mère s’est remariée avec l’instituteur, mais ce sont les Paris qui m’ont formé et nourri. A 21 ans, j’ai commencé ma carrière militaire comme sous-lieutenant au 1er régiment de tirailleurs algériens, à Médéa.

Et puis je suis si heureux que nous nous rejoignions dans la même formule du salut de l’Algérie. Nous sommes probablement des idéalistes, mais ce sont les idéalistes qui ont généralement raison.

Jules-Roy-59.jpg

Je serai le mois prochain dans la région parisienne jusqu’aux environs de Noël. Donnez-moi votre adresse que je puisse vous toucher. Ici, j’ai une petite ferme ; mais on y travaille la terre avec la même passion qu’à Sidi-Moussa… Cher Jean Pélégri, nos pères ont défoncé le sol et planté les vignes. Nous avons cru les trahir un peu en nous expatriant, mais c’est que nous avions besoin de connaître la raison de tant de fatigues ; elles ne valaient leur poids d’or et d’étoiles que si elles menaient à la fraternité de deux races. Nous sommes leurs fils, et nous savons où placer exactement la justice et l’honneur, - ce que les intellectuels qui parlent de l’Algérie ignorent toujours. Ce n’est pas un roman que vous avez écrit, mais un chant ; le plus beau chant que je connaisse, qui ait été inspiré par le cœur d’un Algérien. Puisse-t-on l’écouter. Puissé-je un jour revenir sur la tombe de ma mère et de ma grand-mère que j’ai tant aimées en leur ramenant la paix.

Je vous serre affectueusement les mains.

Jules Roy

Suite carnet de notes :

 Faire sentir qu’il ( le personnage ) s’avance progressivement vers des réalités de plus en plus solides – sans perdre pour autant le poumon.

De la métaphore à la métamorphose. – même pour l’échec ( mercredi )

“ Comme je me sens vieux par rapport aux premiers jours. Différent. ”

 Supprimer jeudi le soleil-rideau ( déjà dit ).

 Besoin progressif de classification. Sa façon de faire des silences un usage malhonnête – comme les hommes ! L’action que le silence fait sur soi-même. Il faut apprendre à se faire taire. Et ne plus détailler. Jouer sur un déterminisme illusoire, fabriqué de toutes pièces. Si l’on s’écoutait, il n’y aurait que de la musique. Aucune parole : la parole fait obstacle à la rivière. Chaque mot joue toujours la même note. Et l’on serait terriblement malheureux.

 Maintenant que je connais mon tempérament, il doit m’être possible de déterminer d’une manière globale mon style et mes thèmes d’essayiste, de théâtre… par transposition ( des métaphores sensuelles aux intellectuelles… )

par réglage /et aux autres

ex. : Musique : Claudel me gêne. Donc je viens d’en parler comme lui par analyse de ce que j’ai fait

Cf. les essais de Proust

En littérature une chose mal dite est fausse et une chose bien dite est vraie.

10-11-1949

L’image, la comparaison et plus encore la métaphore véritables ont un ( leur ) métaphysique. Elle bouleverse les données du monde, elle trace d’un trait de feu des correspondances admirables. C’est une découverte.

Qu’on ne dise pas qu’elle est arbitraire ! Elle l’est comme toute intention. Mais elle peut se vérifier a posteriori.

Elle ne surgit que dans l’esprit de celui qui la cherche tout le temps.

Toutes les notes d’un même auteur sont une – même orientation.

L’écrivain pornographique quand il se fait voyeur. Pour… il lui suffit de faire l’amour. Lever le malentendu sur ce sujet.

 23-11-1949

Embarquement du Lundi. Tout mon effort a été d’inventer, minutieusement et musicalement, l’écoulement d’une expérience chez un personnage qui s’ouvre à une connaissance neuve ( au moins pour lui ) du monde.

“ L’ouverture ”… j’espère que Valery n’avait pas tout à fait raison.

Il y a de la poésie dans certains passages, mais du fait ( qu’elle ) ne cesse jamais de s’inscrire dans une histoire vécue – ( celle-ci ) ne se constitue jamais en poème – c.a.d. en morceau détachable qui n’a besoin d’aucune référence afin de se justifier.

La poésie, non le poème.

Si l’on veut vraiment faire une poésie de l’homme, il est temps de renoncer au poème. Le poème est un saut, un bond hors de l’être. Un coup d’épée dans le ciel.

Le poème c’est avant tout un élan.

Il faut des références          }              avant

             une certaine durée }  Temps            pendant

 Les sensations ( vraies ? ) viennent du dedans. Une “ Sinenalité ” touffue et sa honte ( bout ) au centre de nous-mêmes. Elle opère sur la sensibilité.Ainsi l’homme n’est jamais un simple instrument de communication, un appareil. Sa communication vit de lui, plus encore qu’il ne vit d’elle. Il informe ce dont il s’informe.

 Alors seulement une poésie de l’homme.

une poésie de l’existence

Jean-et-ses-livres.jpg

Photo Djamel Farès

Là-dedans, c’est la musique qui est tout

 “ Cogner ”. Dans toute communication ( lyrique ), il faut entendre le cœur cogner derrière les mots.

Chacune a son rythme.

Se demander toujours : “ où est mon sang ? ”

Le sang à la tête… entre les jambes… Répandu uniformément dans tout le corps = sentiment léger d’existence ( la matière… )

Sinon, il y a une partie de moi-même qui pèse plus que son poids normal : un déséquilibre en moi. Je trébuche…

Le silence. La solitude.

J.J. Rousseau. ( Sa vie : les portes fermées… )

 Humilité = impossibilité d’une poésie abstraite ( philosophique ) – même dans des “ Essais ”.

Pas de pensées brillantes ( Valery ).

Renoncer à la jonglerie. Ecouter la musique ; essayer seul de la rendre en autre langage.

( >< empirisme. Car je dis que tout vient du dedans. Même la sensation. )

 

Lettre de Jean de Maisonseul à Jean Pélégri

 Cuers 10-11-87

 Cher Jean,

Je viens de terminer les Oliviers de la Justice : c’est un très beau livre. On lit toujours les livres quand il le faut, peut-être qu’à sa parution, en 1959, je l’aurais moins compris. La fin du texte porte la date du 1er juin 1958, l’histoire, celle de la mort du père, se passe en août 55, vous avez dû l’écrire en 57/58 et vous saviez déjà que tout était fini, l’histoire est écrite au “ passé ”, tandis que le Maboul, publié après l’indépendance de l’Algérie, paraît écrit “ au présent ”.

Depuis mon passage à Barberousse – mai 56 – l’indépendance me paraissait certaine, suivant diverses formes et durées possibles, mais j’étais un urbain – de fait et de métier – avec nos amis algériens notre espoir était, de faire ensemble ce pays, entre tradition et modernité. Vous, rural d’origine et d’échanges vous étiez plus près de la réalité, vous saviez que le grain et le père doivent mourir pour que continue la vie. Certes, “ il y a toujours de l’eau quand on en cherche ” - p.99 – mais page 270 : “ c’était l’agonie sur le port et sur la ville… parce que nous n’avions pas voulu redonner l’eau à ceux qui avaient soif – parce que tout cela n’avait pas été et ne serait peut-être jamais. ”

Toute l’écriture est très émouvante, tout est juste. Je repensais à mon oncle Charles Bourlier, seigneur du Bou-Zegza, où il rendait la justice en arabe selon le Coran. A sa mort, en 1951, les “ arabes ” de la montagne sont venus demander son corps pour en faire un marabout. Son père était déjà maire, le petit fils le fut jusqu’en 1962, les séances du Conseil Municipal se tenaient en arabe.

J’ai envoyé un petit mot à Mourad pour la préface.

Bien affectueusement à vous et à Juliette.

Jean

Texte dactylographié non daté

Pélégri – L’Embarquement du Lundi

I° et II°

Alger. Un jeune homme sort d’une maison de repos, l’âme convalescente, aspirant à une joie toute païenne de vivre. Il ne rentrera pas chez lui. Et, pendant une semaine, caché au milieu de ce peuple pauvre, gesticulant et cosmopolite qui campe à la frontière de la Kasbah, il va marcher inlassablement, nuit après jour, en lui-même et dans les rues de la ville, cherchant quelqu’un, cherchant quelque chose, sous un ciel de début d’été. En proie aux sensations, et pour s’en évader, il tente des expériences, les plus singulières et les plus communes. Il essaye de dialoguer, humblement, avec les choses, les bêtes, le Soleil et la Mer – avec les hommes, quand il le peut. Il entre dans un atelier, dans la chambre d’une femme…

Pas de sujet, ni d’intrigue à ficelles, mais le récit d’une recherche où le détail le plus mince, vu ou même imaginé, prépare la conversion. Lesthèmes de l’intrigue se nouent et s’entrecroisent comme dans la musique de jazz, avec leurs accords et leurs dissonances, en se rythmant sur le battement du sang dans les veines.

L’auteur a essayé de faire du lyrisme une matière romanesque. Le temps n’est pas un objet, d’abord perdu, puis retrouvé. Le temps véritable, le temps vivant, c’est le temps poétique : flamme maladroite qui brûle et qui éclaire, comme le soleil.

 III° - Projets de bande

- “ J’aspirais à une joie païenne de vivre ”

- “ … une joie toute païenne de vivre ”

- “ La différence entre le bien et le mal n’est-elle peut-être qu’une différence de teinte, de couleur… ”

- “ Je veux qu’on se taise quand on cesse de ressentir ” André Breton

- “ Beau ciel, regarde-moi qui change ” Paul Valéry

 IV° - Notice biographique

Né en 1920 à Rovigo près d’Alger, dans une grande maison entourée de vignes, de roses et d’orangers. Famille de colons installée en Algérie depuis la conquête et ayant vécu cette période westernienne décrite par Louis Bertrand, puis les autres. Enfance à la campagne passée à jouer et à se battre avec des gamins arabes, italiens et espagnols. A seize ans, condamné à vivre en ville et à poursuivre ses études. Fait la guerre de novembre 42 jusqu’à l’armistice de 45. Trois ans à Paris le font professeur. Vit actuellement à Ajaccio.Jean-echarpe-gros-plan.jpg

Photo Jacques Du Mont

 

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20 décembre 2011 2 20 /12 /décembre /2011 00:49

Voilà deux ans que Leïla Sebbar et moi avons entrepris un livre qui sera un dialogue basé sur un va-et-vient de questions et de réponses à partir de son oeuvre et de son histoire de femme traversière...

Ce travail est maintenant achevé et j'en entame un autre qui consiste à lui trouver un éditeur improbable...

En attendant que le Père Noël me permette de le rencontrer voici le prologue que j'ai écrit pour ce récit à deux voix...

Les photos qui accompagnent cet article sont de Jacques Du Mont


Correspondances sensiblesLeïla 4

 

Qu’est‑ce qui peut transformer la rencontre de deux femmes qui écrivent à partir d’un rêve d’Orient et de l’histoire des peuples d’Afrique toujours errants d’un continent l’autre, en une quête réciproque des scènes primordiales d’où est issu le rituel d’écriture ?

En 1997 Leïla Sebbar vient de publier le livre collectif Une enfance algérienne auquel participent seize écrivains qui sont nés et ont vécu leur enfance dans l’Algérie coloniale quand nos routes se croisent au moment où sort mon premier récit Par la queue des diables. Les personnages de ce conte sont bien réels puisqu’il s’agit des immigrés algériens des années 70 perdus au-dedans du décor désenchanté des chantiers et des terrains vagues de la périphérie qui cerne les grandes cités de la métropole. Je me souviens être allé aborder Leïla pour lui parler de ce que  moi qui ne connaissais à l’époque le Maghreb et une partie de l’Afrique de l’Ouest qu’au travers de la parole des femmes et des hommes venus ici servir de main d’œuvre dans l’exubérance industrielle de l’après‑guerre, j’aurais pu appeler mon enfance africaine.

  Je suis née et j’ai grandi à Aubervilliers, à l’époque petite bourgade de l’Île de France où on cultive des choux fleurs et où on élève des cochons. En 1961 Aubervilliers de mon enfance est parsemé des morceaux de son bidonville qu’on appelle entre nous les cabanes. 1961 c’est l’année où Leïla quitte Alger et la maison d’école proche du Clos‑Salembier un des quartiers nègres de la ville où s’étend le bidonville de la femme sauvage. A Aubervilliers de nombreux ouvriers algériens et maliens partagent les cabanes en bois et en tôle dispersées au milieu des décharges picorant les friches boueuses qui entourent notre ghetto. A l’intérieur des cités montées à la hâte parpaing sur parpaing s’entassent les familles pauvres en provenance de la province française et des anciennes colonies dans un feu d’artifice de sonorités, de musiques, de rythmes et de cris qui scandent la fête recommencée chaque jour, le bonheur d’avoir enfin une maison à soi.

Il va falloir un peu de temps pour que chacun réalise que de l’autre côté des murs qui enferment nos enfances dans des appartements déjà trop étroits il y a des êtres venus d’ailleurs et de bien plus loin que nous les immigrés de l’intérieur, et que tous ensemble nous peuplons désormais la citadelle sans frontières d’une cité qui est par la force des choses la grande maison commune. En dehors d’elle sur ses marges au‑delà de ses palissades qui ajoutent à notre territoire de gamins nomades prêts à l’échappée et à la fugue les terrains vagues des chantiers de construction il n’y a rien. Le rien de ce monde qui nous a casés à l’écart parce que nous sommes tous plus ou moins des “ fils du pauvre ” comme un des personnages de Mouloud Ferraoun l’écrivain kabyle qui a été avec le père de Leïla formé au métier d’instituteur à l’école de la Bouzaréa.Leïla 22

Ce rien c’est notre propre histoire d’arrières petits enfants des générations laborieuses que personne ne nous a transmise. Ce sont les siècles de culture populaire orale paysanne et ouvrière abandonnés à l’oubli. C’est ce rien qui fait de nous des transhumants qui ne repartiront pas car il n’y a nulle part où retourner. Des indigènes tout aussi étrangers à notre paysage quotidien que les étrangers surgis eux des étendues désertiques du Sud algérien, des villages maliens éparpillés sur les rives du fleuve Niger ou des bolongs de la Casamance. Ce rien d’un non‑héritage fait écho mais je ne le sais pas encore à celui que Leïla emporte avec elle vers la métropole concernant l’Arabie heureuse, cette terre où plongent les racines de sa famille paternelle originaire de Ténès au bord de la Méditerranée. Et c’est le corps de l’enfance tout entier refusant un néant qui rend fou qui va m’ouvrir les portes de la grande Babel des langues et des histoires. C’est lui qui me conduit mektoub ! à la rencontre de ceux qui ont emporté dans leur regard, leurs costumes, leurs gestes et leurs langages un monde à investir et à conquérir avec leur malicieuse complicité.

A l’intérieur de la grande maison commune de notre cité de banlieue vont grandir côte à côte toutes les Shérazade, les Dalila, Safia, Djamila, Baya, Louisa, Malika et les Mustaphapha, Mohammed, Kadour, Ali, Mouloud du premier récit de Leïla Fatima ou les Algériennes au square publié en 1981, entre la cité des 4000 de La Courneuve et les blocks d’Aubervilliers ou d’Aulnay‑sous‑Bois. C’est auprès d’eux que vingt ans auparavant, de la bouche de leurs mères dans la langue populaire brodée d’expressions de l’arabe parlé qui joue pour moi la musique envoûtante d’un jazz d’Orient, j’entends les légendes de la terre abandonnée. Blottie au creux maternel de la demeure d’outremer je reçois avec jubilation et gourmandise les parfums, les couleurs et les rituels comblants le désarroi de l’absence. Ce non dit de l’histoire familiale et sociale des miens, paysans ouvriers devenus comme les immigrés maghrébins et africains la main d’œuvre sans visage et sans corps des années 60, cette population laborieuse qui ne fera pas mémoire. Par la confrontation avec l’altérité je reconnais l’étrangère qui se dissimule sous ma peau et je deviens sans pouvoir encore le dire la fille de la tribu nomade, la voyageuse, la traversière…

En 1981 après une vingtaine d’années d’écritures et de quête des mots cachés derrière le mutisme du père bien‑aimé qui ont suivi son travail de doctorat Le mythe du bon nègre dans la littérature française coloniale au 18e siècle, texte publié aux Temps Modernes, Leïla peut enfin entendre à nouveau la langue de la tribu du paternelle par l’intermédiaire des femmes algériennes immigrées conteuses improvisées des squares parisiens. Celles qui font resurgir le pays natal habitent une des banlieues où personne parmi les gens d’écriture à l’époque ne se soucie d’aller voir. C’est là par l’intermédiaire de ces femmes que commence le chemin du retour vers la mémoire algérienne longtemps enfouie et ignorée. Dans la position du scribe Leïla transcrit les paroles de la langue étrangère qu’elle ne comprend pas mais qui fait revenir vers elle les émotions et les images forcloses.Leïla 7

Paris sur Seine dans ces années‑là c’est vraiment la Babel moderne où se croisent les peuples de l’Afrique qui ont combattu pour leur indépendance. Mais ils vont vite découvrir l’amertume et la cruauté de l’exil qui en les frappant de mutisme rend tout témoignage et tout récit impossibles. Avec Fatima, la trilogie des Shérazade, Mô le Chinois vert d’Afrique, et les nouvelles de L’habit vert, Leïla détricote page à page le silence des hommes et des femmes d’Algérie. Dans cette langue française d’outremer viennent murmurer comme un chant secret l’Arabe de Ténès, celui des femmes de la famille paternelle et celui d’Aïcha et de Fatima à l’intérieur de la maison d’école, mêlés à celui des femmes immigrées de la banlieue. C’est ainsi qu’elle écrit désormais et depuis une trentaine d’années l’épopée amoureuse et transgressive de celles et de ceux qui comme ses parents ont rompu le pacte de la tribu d’origine pour aller à la rencontre du monde de l’autre inquiétant et désirable.

Notre projet de dialogue est né après de nombreux échanges littéraires entre nous au moment de la publication des Femmes au bain en 2006 et de L’Arabe comme un chant secret en 2007. Après avoir traversé les cités de la banlieue d’où je ne suis jamais vraiment partie, Leïla retourne vers l’Algérie de l’enfance et la langue bien‑aimée et j’ai eu envie de savoir par quels détours de l’exil elle avait pu enfin les faire siennes. De deux absences de paroles des pères et mères, de ce silence qui sur chacune des rives avait fait de nous des adolescentes curieuses et avides du récit qui n’existe pas, résulte une trajectoire jumelle qui nous relie à l’errance des nomades par l’écriture. Avec Mes Algéries en France paru en 2004 et Journal de mes Al géries en France publié en 2005 que je lis au cours de mes pérégrinations entre Paris et banlieue, je reconnais mes propres transgressions au rythme d’une histoire qui une fois encore n’est pas la mieLeïla 8nne. Une histoire qui me parle depuis un pays natal qui ressemble à mon Afrique imaginée, qui me raco nte la perte et les retrouvailles sans cesse différées d’un Orient rêvé.

Et si Leïla et moi au cours des deux années qu’a duré notre échange qui compose ce livre, n’avions cessé comme les voyageurs du désert refaisant d’un puits à l’autre mille fois la même transhumance toujours différente, de traquer la piste singulière qui d’un livre l’autre nous permette d’approcher au plus près la petite musique des langues populaires enfouies voire interdites ? Celles d’un François Villon, d’un Aristide Bruant, d’un Gaston Coûté, d’un Jehan‑Rictus, celles des conteuses des Hauts‑Plateaux algériens et du griot malien Amadou Hampâté Bâ né en pays Dogon, là où d’après la mythologie de son peuple le dieu Amma a donné au monde la parole. La petite musique envoûtante d’une langue métisse qui est désormais farouchement la nôtre. 

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18 octobre 2011 2 18 /10 /octobre /2011 15:21

Le temps des peuples retrouvés suite...fanon2

 

Nous qui étions traités de néo‑ruraux et d’Indiens par les paysans alliés aux petits commerçants et artisans locaux de ces provinces du Sud de la France qui nous voyant débarquer avec notre enthousiasme et nos convictions se moquaient bien de nos discours tiers‑mondistes et de notre quête d’une culture populaire dont ils étaient eux aussi les dépositaires, Indigènes jadis camisards les armes camouflées au fond des tunnels… nous luttions contre un colonialisme qui allait recouvrir le monde. Celui de l’asservissement inhumain à la production d’objets de plus en plus rapide, de plus en plus frénétique et insensée, et à leur consommation jusqu’à ce que le corps lui‑même et l’esprit soient devenus les proies absurdes de cet enchaînement. Si Fanon peut écrire en 1961 que “ la temporalité doit cesser d’être celle de l’instant ou de la prochaine récolte pour devenir celle du monde… ”, les néos ont très vite appris que les luttes partagées contre les militaires sur le plateau du Larzac étaient déjà derrière eux. Le temps nous avait pris de vitesse dans sa marche lancinante et secrète, et les moissons fraternelles n’auraient pas lieu.

Notre ignorance des multiples réalités africaines était totale et notamment du rôle fondamental joué par les tribus, comme l’assassinat organisé par l’ancien colonisateur belge de Patrice Lumumba à Elisabethville au Katanga, exécuté par Moïse Tshombé et ses acolytes sous commandement d’un officier belge aurait pu nous le faire comprendre. Tout ce que nous connaissions de l’Afrique avant d’avoir découvert les premiers documentaires de Jean Rouch, c’était la puissance brute et éclatante du jazz et du blues afro‑américains qui anéantissait le vide programmé et alimenté par les organisateurs des Expositions coloniales avec villages nègres et zoos humains effaçant les cultures et les civilisations africaines, de façon aussi efficace qu’ils avaient balayé les cultures paysannes et ouvrières populaires du vieil Occident. “ Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente ” écrit Fanon. Cette attente nous la partagions et malgré le nettoyage que le corps de l’Afrique et des Africains n’avait cessé de subir depuis leur mise sous tutelle, nous imaginions que la culture orale traditionnelle rayonnant comme un brasier vif dans la mémoire des peuples du Sud associée à l’engagement dans l’action, allait leur permettre toujours selon les mots de Fanon, d’écarter soudain la posture de “ spectateurs écrasés d’inessentialité ” pour passer à celle d’“ acteurs privilégiés, saisis de façon quasi grandiose par le faisceau de l’Histoire.  

 

“ Il ne saurait y avoir de cultures rigoureusement identiques. Imaginer qu’on fera de la culture noire, c’est oublier singulièrement que les nègres sont en train de disparaître, ceux qui les ont créés étant en train d’assister à la dissolution de leur suprématie économique et culturelle. Il n’y aura pas de culture noire parce qu’aucun homme politique ne s’imagine avoir vocation de donner naissance à des Républiques noires. Le problème est de savoir la place que ces hommes ont l’intention de réserver à leur peuple, le type de relations sociales qu’ils décident d’instaurer, la conception qu’ils se font de l’avenir de l’humanité. C’est cela qui compte. Tout le reste est littérature et mystification. 

Les damnés de la terre “ Sur la culture nationale 

 

Ceux parmi nous qui ont refusé étant enfants des classes moyennes de se préparer à jouer un rôle qui les mettrait du côté des dominants sont alors volontairement passés du côté des fils et des filles de ce Lumpenprolétariat à la française en choisissant les petits boulots des sociétés d’Intérim, les travaux agricoles saisonniers voire l’apprentissage d’un métier manuel tel que maçons tailleurs de pierres, charpentiers couvreurs, mécaniciens auto, imprimeurs… Nous avions l’intuition que changer le monde dont nous avions hérité ne pouvait pas se faire à travers le brassage des idées ou des grands élans intellectuels comme ceux que le printemps de 68 venait de faire jaillir à notre portée. Il fallait commencer par se réapproprier un temps arrêté au début de l’ère industrielle de la fin du 19ème siècle et s’investir d’un rôle que les ouvriers paysans de cette époque n’avaient pu jouer à cause de la misère pressante qui les cernait constamment et de la séparation dans laquelle ils étaient tenus vis‑à‑vis des autres classes sociales. Qui s’est jamais soucié parmi les élites pensantes d’alors de donner à ces gens pour beaucoup analphabètes la connaissance nécessaire afin de mener un combat libérateur sauf les Communards de 1871 et quelques êtres rares comme Louise Michel ? “ Les gens doivent savoir où ils vont et pourquoi ils y vont. L’homme politique ne doit pas ignorer que l’avenir restera bouché tant que la conscience du peuple sera rudimentaire, primaire, opaque. ” ne cesse de répéter Fanon dans Les damnés de la terre.

Car ce problème du temps et de l’histoire c’est bien là qu’il se pose, à ce carrefour des pistes en provenance d’un passé méconnu pour les peuples, quelles que soient les différences entre les Indigènes des pays de l’Afrique colonisée et nous autres enfants nés dans les banlieues prolétaires des années 60, fils et filles d’autres Indigènes expatriés de leurs campagnes afin de devenir main d’œuvre ouvrière à la merci des nouveaux seigneurs de l’industrie. Ce que Fanon appelle dans son article d’El Moudjahid N°37 de février 1959, “ Un temps historique falsifié ”, s’applique parfaitement à celui qu’ont eu à vivre et à porter sur leurs épaules d’anciens paysans dont le travail avait à la fois un sens fort celui de donner à manger, un rythme celui des saisons, un temps relié au temps cosmique et universel que connaissent ceux qui ont un jour labouré la terre derrière la croupe puissante d’un cheval, et une légende populaire racontée dans les veillées et les fêtes rituelles. Ces serfs des usines automobiles, des chantiers et des entrepôts alimentaires installés sur les chaînes où ils devaient produire à l’intérieur d’un temps fracturé, décomposé en 3/8 ou 2/8 des quantités considérables d’objets dans l’absurdité et la négation de toute destinée. Pour-Fanon-2.jpg

Il s’agissait pour la maîtrise de les persuader que ce néant quotidien était un progrès qu’ils devaient à la civilisation industrielle et que ce qu’il y avait eu “ avant ” n’était qu’obscurantisme et barbarie… “ Misère du peuple, oppression nationale et inhibition de la culture sont une seule et même chose. ” écrit Fanon en 1961 précisant au moment de la victoire des Indépendances ce qu’il affirmait avant dans l’article N°37 d’El Moudjahid “ Vers la libération de l’Afrique ” publié en février 1959 : “ le colonialiste, par un mécanisme de pensée somme toute assez banal, en arrive à ne plus pouvoir imaginer un temps se faisant sans lui… Fanon avait déjà compris et théorisé que cet “ avant ” des peuples colonisés rejoignait un autre “ avant ” celui des peuples objectivés… chosifiés… Celui des paysans sans terres des ouvriers sans outil de travail qui déjà séparés et coupés d’eux‑mêmes et des autres par la perte de vue de leur idéal commun ont oublié aussi la culture populaire qui les enracine dans un temps partagé…

Dans le chapitre des Damnés de la terre intitulé “ Sur la culture nationale ” Fanon cite intégralement un poème lyrique qui a l’allure d’une épopée accompagnée d’instruments africains tels la cora qui est d’origine mandingue, outil de travail préféré des griots africains avec sa calebasse reliée à un manche par de très nombreuses cordes en fil de pêche, et le balafon grand xylophone composé de lames de bois résonnant dans des calebasses, ainsi que de guitares. Ce récit écrit par le poète guinéen Keita Fodeba ancien directeur des Ballets Africains, Fanon le commente ainsi : “ Il ne suffit pas de rejoindre le peuple dans le passé où il n’est plus mais dans ce mouvement basculé qu’il vient d’ébaucher et à partir duquel subitement tout va être mis en question. C’est dans ce lieu de déséquilibre occulte où se tient le peuple qu’il faut que nous nous portions car, n’en doutons point, c’est là que se givre son âme et que s’illuminent sa perception et sa respiration.  A la lecture de ce récit scandé et cadencé j’ai songé aussitôt à notre temps d’aujourd’hui, nous qui sommes retournés vivre à l’intérieur des cité périphériques de notre enfance et qui partageons le temps impatient et tendu à bloc comme l’élastique de nos lance‑pierres des jeunes fils et filles des ex‑colonisés. Ces exilés de la prodigieuse épopée africaine que les griots ne racontent pas, veilleurs d’un monde qui s’invente à mesure que les peuples apprennent à relier ensemble les périodes où ils ont décidé d’être responsables de leur destinée.

 

“ AUBE AFRICAINE

En effet, c’était l’aube. Les premiers rayons de soleil frôlant à peine la surface de la mer doraient ses petites vagues moutonnantes. Au souffle de la brise, les palmiers, comme écoeurés par ce combat matinal, inclinaient doucement leurs troncs vers l’océan. Les corbeaux, en bandes bruyantes, venaient annoncer aux environs, par leur croassement, la tragédie qui ensanglantait l’aube de Tiaroye… Et, dans l’azur incendié, juste au‑dessus du cadavre de Naman, un gigantesque vautour planait lourdement. Il semblait lui dire : ‘ Naman ! Tu n’as pas dansé cette danse qui porte mon nom. D’autres la danseront ”.

Les damnés de la terre “ Sur la culture nationale  

 

Ce poème qui est l’histoire de Naman le paysan, et le sens que Fanon lui donne retentissent d’une manière particulièrement intense en ce printemps des peuples africains, car ce à quoi la jeunesse tunisienne et la jeunesse égyptienne s’affrontent ce sont les murailles encore solides et tenaces des forteresses que nous avons commencées à abattre en essayant de mettre en route ce rapprochement entre les fils d’ouvriers des villes que nous étions et le monde paysan des années 70, qui réapprenait sur le Plateau du Larzac l’efficacité des anciennes jacqueries. Et la création des premiers syndicats paysans qui vient d’avoir lieu en Egypte est un espoir tout neuf de voir enfin cette prophétie se réaliser… Ces jeunesses pauvres qui ont mené un combat de toute grandeur ont à chercher des modèles pour donner un sens à leur lutte en deçà et au‑delà de l’histoire récente qui les a coupées à la fois des combats menés par ceux qui ont conquis leur liberté avant que l’Afrique ne soit partagée en fragments d’empire pour remplir les écuelles de l’Occident, et à la fois de ceux qui sur d’autres territoires et dans d’autres situations ont pris conscience comme l’écrit Fanon dans Les damnés de la terre que ce “ qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. ” 

Ce temps de jouissance du présent exalté de solidarités nouvelles que nous offrent les peuples d’un printemps venu en hiver nous arrive 130 ans après la grande révolte de la Commune de Paris, et il est pour nous qui n’avons cessé d’attendre que renaisse un temps des peuples retrouvés, un moment en marge de l’absurdité quotidienne et de la peur de se retrouver à la rue demain. Cette flagrante incursion au cœur du réel qui est peut‑être sans devenir éveille l’écho de l’expérience révolutionnaire menée par Thomas Sankara au Burkina Faso jusqu’à son assassinat en 1987, porteuse d’une énergie populaire poétique et rebelle où nous avons été témoins et scribes engagés dans le récit de l’épopée en train de s’accomplir sans attendre qu’elle s’inscrive dans la durée.

Aujourd’hui les jeunes combattants tunisiens et égyptiens ont à affronter les projets de redécoupage du continent africain par les ex‑colonisateurs qui ont mis en marche leur machine de guerre physique et psychologique de laquelle il n’y a à attendre que du temps mort et à laquelle répond déThomas Sankara-43579jà un “ tam‑tam poétique ” éclaboussé par tous les soleils du Sahara. Loin au‑delà du silence des intellectuels occidentaux nous qui ne sommes que des écrivains publics passeurs de témoin d’une parole populair e  nous transcrivons au jour le jour l’épopée fabuleuse de la jeunesse du monde.

 

“ Osons inventer l’avenir ” Thomas Sankara

“ Le présent n’est plus fermé sur lui‑même mais écartelé. ” Frantz Fanon

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14 octobre 2011 5 14 /10 /octobre /2011 19:16

      Je vous ai déjà fait participer avant les vacances à mes esquisses de textes sur Frantz Fanon que m'avait demandé Chritiane Chaulet Achour pour un numéro de la revue Algérie Littérature Action qui est un spécial Fanon... Il est paru il y a quelques jours et je pense que vous aimerez pouvoir lire en deux fois la version intégrale du texte achevé... Donc voici la première partie et que ça ne vous empêche pas d'acheter le numéro de la revue car comme vous le voyez y a du joli monde !

 

Le temps des peuples retrouvésRevue-Fanon.jpg


“ Le bruit rapide et tranquillisant des cités libérées qui rompent leurs amarres et s’avancent grandiloquentes mais nullement grandioses, ces anciens militants aujourd’hui admis définitivement à tous leurs examens qui s’asseyent et… se souviennent, mais le soleil est encore très haut dans le ciel et si l’on écoute l’oreille collée au sol rouge, on entend très distinctement des bruits de chaînes rouillées, des ‘ han ’ de détresse et les épaules vous en tombent tant est toujours présente la chair meurtrie dans ce midi assommant.

L’Afrique de tous les jours, oh ! pas celle des poètes, pas celle qui endort, mais celle qui empêche de dormir, car le peuple est impatient de faire, de jouer, de dire. Le peuple qui dit : je veux me construire en tant que peuple, je veux bâtir, aimer, respecter, créer. Ce peuple qui pleure quand vous dites : je viens d’un pays où les femmes sont sans enfants et les enfants sans mère et qui chante : l’Algérie, pays frère, pays qui appelle, pays qui espère.

C’est bien l’Afrique, cette Afrique‑là qu’il nous fallait lâcher dans le sillon continental, dans la direction continentale. Cette Afrique‑là qu’il fallait orienter, mobiliser, lancer à l’offensive. Cette Afrique à venir. ”

 “ Unité africaine ” in Pour la révolution africaine Ecrits politiques  Frantz Fanon

Librairie François Maspéro, Paris, 1964, 1969.

 

Ce temps de la révolte des peuples d’Afrique que Frantz Fanon l’écrivain antillais militant de l’Indépendance algérienne vit et dont il imagine le futur avec l’intuition des passeurs de paroles ces griots conteurs poètes quand il rédige ses articles à Tunis dans l’équipe des animateurs d’El Moudjahid dont ce sont les premiers numéros en 1957 et qui renvoie à nos quinquets ravis sa lumineuse évidence quasi soixante ans après, nous n’avons pas cessé de l’attendre… Il faut dire que de l’Afrique nous les arrières petits‑enfants des paysans ouvriers des années 1870 qui naissons au moment où vient de commencer la guerre d’Algérie et où à lieu la Conférence des non‑alignés de Bandung en 1955, nous ne savons rien ou si peu… Nous mômes des faubourgs et de la banlieue naissante qui grandissons au milieu des populations immigrées maghrébines et africaines à la période des Indépendances, nous ignorons aussi bien l’assassinat de Patrice Lumumba en 1961 au Katanga que la tenue du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs à Paris en 1956…

Ce temps de la révolte des peuples d’Afrique qui est aussi celui où le mouvement des droits civiques des Noirs grandit aux Etats-Unis envoie à l’histoire occidentale deux signaux qui au moment où j’écris soixante années plus tard et où un nouveau printemps africain s’esquisse au milieu du silence des intellectuels et des créateurs, nous donne s’il en est besoin la mesure de ce que Fanon appelait “ cette Afrique à venir ”. A la reconquête de leur dignité d’hommes, de leurs territoires et de leur liberté, ceux qui ont été tenus si longtemps aliénés sous le joug de l’empire colonial allient celle de leur identité culturelle qui allume son premier brasier poétique lors de ce Congrès à la Sorbonne. Qu’on imagine rassemblés là au cœur de cette tanière du savoir et des lumières : Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Hampaté Bâ,  Frantz Fanon, Edouard Glissant, René Depestre, Cheikh Anta Diop, Jacques Rabemanjara, Aminata Traoré entre autres… Ils y étaient tous celles et ceux dont personne ne parle aux enfants des milieux populaires, ni à la maison ni dans les écoles de la République.

Non nous n’entendrons pas prononcer alors les mots de “ francophonie ” ni de “ négritude ”, pas plus qu’on ne nous fera étudier Matinale de mon peuple les poèmes de Jean Sénac inspirés de la révolution algérienne, ou Cahier du retour au pays natal d’Aimé Césaire. Quant à Fanon c’est son engagement sans nuances, et la conscience historique de l’homme aliéné qu’il ne va cesser de fouiller et d’écrire dans le combat de l’Indépendance algérienne comme exemple de la lutte acharnée et incandescente du corps à arracher à son esclavage autant que de l’esprit, qui sont toute son originalité de créateur d’une culture de combat. Et sa lucidité face à “ la grande erreur blanche ” et au “ grand mirage noir ” aurait été une nourriture de réalité et de présent pour cette action où nous nous précipitions alors adolescents des années 75 et à laquelle en rupture de familles, de clans, de sociétés et d’héritages, nous avons voulu donner notre force, l’élan de notre jeunesse et notre passion pour ceux que Fanon allait nommer Les damnés de la terre. La situation qui était la nôtre, enfants d’ouvriers et de petits employés à qui aucune transmission de la lutte des classes du temps pas si lointain encore de la banlieue rouge n’avait été léguée, nous laissait le choix entre la résignation dont nos parents portaient le masque à misère et la révolte. Nous avons empoigné la révolte à pleines mains et nous sommes partis à la reconquête de nos racines paysannes et de la culture orale ainsi que des talents d’artisans de ceux qui ne savaient pas écrire.

En 1958 Fanon participe à la première conférence des Etats Africains Indépendants qui se tient à Accra la capitale du Ghana sous l’égide de Kwamé N’krumah qui affirme : “ Il est essentiel que nous soyons nourris de notre culture et de notre histoire si nous voulons créer cette personnalité africaine qui doit être la base intellectuelle de notre avenir panafricain. ” A ce moment‑là la marche de l’Afrique vers le temps des Indépendance vient de commencer et Fanon est en plein dans l’illusion partagée par tous ceux qui croient comme nous y avons cru aussi à ces futurs “ Etats-Unis d’Afrique ”. C’est ce dont il témoigne dans El Moudjahid N°34 en décembre 1958 : “ Ce qui a frappé l’observateur à Accra, c’est l’existence au niveau le plus spontané d’une solidarité organique, biologique même. Mais au‑dessus de cette sorte de communion affective, il y avait bel et bien le souci d’affirmer une identité d’objectifs et aussi la volonté d’utiliser tous les moyens existants pour expulser le colonialisme du continent africain. Fanon-portrait.jpg

Avec ces deux phrases tout est dit des rêves sur lesquels vont prendre appui une ou deux générations de rebelles issus aussi bien des milieux ouvriers que bourgeois, nourris aux utopies généreuses, pacifistes et antimilitaristes, tiers-mondistes et anti‑colonialistes, prêts à s’impliquer physiquement et dans une perspective à long terme pour transformer l’élan du printemps 68 en une lutte commune qui prendra pour point de mire ce devenir panafricain et panarabe si proche et si désirable. Notre temps d’alors à bord des villages communautaires où nous freinions de toutes nos forces devant la société virtuelle qui arrivait… notre temps insoumis nous ramenait bien plus loin en arrière à l’origine des nôtres paysans ouvriers, hors de toute référence au prolétariat des villes déjà décadent des années 60 que nous avions fui tant sa capacité autodestructrice nous remplissait de sa violence. Nous qui n’avons jamais été des intellectuels par refus, et par goût de l’aventure paysanne et de la création manuelle, ce moment précis de notre révolte faisait de nous qui n’avions toujours pas lu Fanon les metteurs en œuvre de cette technique du combat qu’il envoie avec la précision et la détente du lanceur de javelot vers les intellectuels colonisés, et qui consiste à “ musculairement collaborer ”.

Quand Fanon écrit en parlant de l’Algérie dans Les damnés de la terre et en faisant allusion à “ cette recherche passionnée d’une culture nationale en deçà de l’ère coloniale ” : “ Allons plus loin, peut‑être que ces passions et que cette rage sont entretenues ou du moins orientées par le secret espoir de découvrir au‑delà de cette misère actuelle, de ce mépris pour soi‑même, de cette démission et de ce reniement, une ère très belle et très resplendissante qui nous réhabilite, à la fois vis‑à‑vis de nous‑mêmes et vis‑à‑vis des autres. ”, il ne peut que nous toucher. Et quand  je dis nous, je veux parler pour tous ceux qui, enfants des classes sociales les plus défavorisées et les plus abandonnées déjà broyées par les cadences ouvrières et par l’abêtissement ou sans doute l’abrutissement, ont participé à notre exode en direction des campagnes dont nos parents étaient tous originaires. Eux aussi faisaient partie de ces Damnés de la terre et ils ont cru contre toute évidence programmée depuis des siècles de servage combattu par les leurs, que le temps était venu enfin, un temps réel et non plus un temps fantasmé mis entre parenthèses du temps historique et laborieux ( ce temps volé de vie par chaque journée de travail abrutissant et répété, ce temps fracassé ce temps en miettes )… Un temps d’imagination popRevue-Fanon-2.jpgulaire devenue action et création quotidiennes dans ce creuset des foules qui savent à nouveau s’organiser en communes et qui devrait être le nôtre… Un temps qu’on aurait pu appeler au moment où Fanon écrivait sur ce futur de l’Afrique le temps des peuples retrouvés.

A suivre...

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24 septembre 2011 6 24 /09 /septembre /2011 20:40

     Cher Jean..

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      Cher Jean aujourd'hui malgré un ciel du bleu de celui de Tipaza un ciel que nous aimions tant vous et moi car c'est l'écho de tout le Sud qui est contenu dedans c'est une journée triste et chacun de ces sept 24 septembre passés l'était déjà... Cela fait huit ans que vous m'avez laissée à des affaires ordinaires et à l'observation de cet azur indigo qui demeure avec les merveilleux nuages de Rimbe tout ce qui m'enchante encore en dépit de... Il y a huit ans cher Jean ni vous ni moi ne pouvions deviner les embuscades tendues sur cette piste où nous avions pendant un temps trop court mais si plein de bonheur marché côte à côte de cairn en cairn et de puits en puits au coeur de notre grand désert poétique commun... Impossible d'imaginer la vulgaire trahison des amis... la perte de nos rêves les plus fous d'un monde pacifié et généreux... la déchéance et le désespoir face à nos luttes tournées en ridicule et à nos idéaux et nos convictions bafoués... et la solitude de la mémoire devant nos savoir-faire devenus inutiles...

      Cela fait huit ans que je poursuis l'errance au long des pistes de notre désert qu'ont baliées d'autres artistes sans art comme l'étaient la plupart de vos amis créateurs d'Algérie que personne ou presque ne connaît ni ne lit aujourd'hui... Jean Sénac... Louis Bénisti... Emmanuel Roblès... Youcef Sebti... Momammed Dib... Les portes de sable de toutes les frontières des pays d'Afrique grandes ouvertes à tous nos espoirs et nos enchantements après les Indépendances ont cédé la place à des murailles bétonnées qui nous séparent de nos frères du Sud et de cette culture métisse qui porte en elle la grandeur de notre histoire humaine partagée... Les tueurs que vous maudissiez avec passion et colère cher Jean ont répandu leurs guerres et leur chaos sur le Sud qui n'a jamais voulu devenir esclave de leurs pulsions morbides... de leur jubilation à humilier et aliéner ceux qui transgressent encore et encore leur ordre dégénéré et leur puissance malfaisante oeuvrant sans répit à nous retirer de notre humanité...

      Cela fait huit ans cher Jean que d'oasis en oasis je croise ceux qui comme moi notent sur leurs ostraka morceaux de carton d'emballage papiers de boucherie encore un peu rouges petits carnets aux pages arrachées journaliers jetés aux poubelles de plastique vertes... l'emplacement des sources cachées que le sang l'essence les ordures et les débris de pneus incendiés ne rejoindront pas et que je perfectionne la technique que vous m'avez confiée auprès des berbères touaregs qui sont les plus audacieux forgerons et les meilleurs et les plus délicats armuriers et orfèvres de toute l'Afrique... Certes nous veillons sur les braises enfouies dessous les tables de sable et nous attendons que les temps soient venus de rallumer les grands feus de l'avenir où nous réchaufferons nos lèvres indigo aux paroles des poèmes qui auront la jeunesse et la fraîcheur des roses d'Afghanistan nées des mains des jardiniers de Babylone... Mais cher Jean voilà désormais et depuis quelques transhumances que la soif et le goût désirable de l'eau nous manquent aussi amèrement que votre présence bonne et amicale...  Mon cher Jean... vos " Etés perdus " juste avant que vous ne preniez une piste inconnue de moi ce dernier jour de l'été justement... nos ultimes moments d'écriture partagée... et puis voilà...

Les-etes-perdus.jpg

Un extrait du livre L'enfance et le beau pays des images Jean Pélégri Louis Bénisti 

Aux trois petits enfants des fils de Mouamar Kadhafi assassinés. Au enfants de Libye de Beni-Walid de Syrte de Tripoli de Bengazi de Sehba... 

Comptine de la guerre

Jean Pélégri

Petite échelle d'or - tu es montée jusqu'au dernier échelon et tu es venue voir combien le matin donne envie de chanter quand la ville et la mer se fiancent avec le jour

Tu es venue voir les bateaux chargés de figues et de dattes appareiller vers le soleil mais tu n'as pas voulu voir les bateaux qui arrivaient chargés d'armes et de soldats

En haut de ton échelle d'or tu n'as pas entendu, tu n'as pas voulu entendre, en haut de la colline, la Forteresse qui s'ouvrait dans un bruit de fanfares comme pour l'arrivée d'un roi

Mais peut-être as-tu pu entendre le cliquetis des armes et ronronner des moteurs sur le miroir de la mer

En haut de ton échelle tu respirais une odeur d'algue et un parfum d'orange mêlés à la brise du large mais tu n'as pas senti la chaleur des flammes ni l'odeur du sang

Songeur, tu étais un enfant assis sur le gazon, dans un silence d'herbe, et tu regardais au-delà des grilles, les premières maisons de la ville

Soudain une fenêtre s'ouvrit au troisième étage d'un immeuble, il y eut un reflet dans la vitre, un coup de feu éclata

Du haut de son échelle d'or l'enfant l'entendit et il leva la tête. Mêlée à des cris d'enfants, la brise était d'une douceur rare et sur une mer tranquille le ciel couchant se teinta de rose.

Alger, 1956

Couv-Jean-et-Louis-10-15.jpg

Pour mon fils Michel, 6 ans. 

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15 mars 2011 2 15 /03 /mars /2011 01:22

Voyage d'une fille de banlieue Dialogue avec Leïla Sebbar Suite...ecole-de-garcons-indigenes-petit.jpg

Mercredi, 6 avril 2005 18 heures…

“ Tu les as ratés de peu ! Il y a dix minutes à peine ils étaient encore là… ” me dit mon ami Louis lorsque j’arrive sans rien remarquer d’autre qu’une sorte de vide étrange dans la rue à l’heure où d’ordinaire c’est plein d’animation et de gens qui vont d’un magasin à l’autre après leur boulot, les sacs en plastique du super marché d’à côté à la main.

Raconter les descentes de flics avec les cars hurlant, les chiens policiers, les guns et les matraques… Et le cordon formé à une vingtaine en cercle autour de la porte de la laverie face à face avec les jeunes Blacks à l’intérieur se regardant… Dix minutes… Vingt minutes… La violence dans l’air aussi palpable et bien réelle que leurs armes braquées… Puis les lacrymos… les baffes dans la figure… les insultes… le tutoiement… les cars où on les enfourne… les sirènes… Et la haine qui reste là sur le trottoir rouge rouge… longtemps… jusqu’à la prochaine fois… avec si ça dérape peut-être du sang aussi… là sur le trottoir de la Cité… La Cité qui est chez eux, qui est chez moi aussi un peu désormais, la Cité de l’exil où nos chemins se sont inextricablement mêlés.

Oui… écrire un Journal pour parler de ces ouvriers-là, et en donner quelque page arrachée un jour à ces jeunes garçons Blacks et Maghrébins, afin qu’ils sachent que leurs parents, leurs vieux comme ils disent n’ont pas été seulement des esclaves de la machine à sous et que eux aujourd’hui, les fils et les petits-fils ont le droit de réclamer avec fierté la même place dans la Cité que celle des garçons dits “ français de souche ”. Voilà ce que je leur lirais si j’osais du Journal de mes Algéries en France, voilà la page de ce livre, page 50 que j’arracherai peut-être un jour pour leur donner.

 

“ A l’écran, solennels et dignes, je vois surgir les frères, cousins, oncles ou neveux des soldats de l’armée d’Afrique et de l’armée coloniale, morts pour la France, tirailleurs, goumiers, spahis, zouaves, ceux qui reposent dans les cimetières militaires que j’ai arpentés des années durant. (…) Soixante ans pour leur rendre hommage. Soixante ans pour leur promettre une pension décente (pour que la mère patrie ne soit plus l’‘ amère patrie… ’ ). Soixante ans pour que leurs petits-enfants nés en France apprennent qu’ils ont été des héros. ”

 

“ Les tirailleurs de pierre habitent désormais Montpellier et les tirailleurs de chair les romans coloniaux. ” Journal de mes Algéries en France p. 51. Ta quête des stèles, des monuments aux morts, des statues érigées en Algérie en hommage aux soldats Algériens morts en France au cours des guerres, et des tombes musulmanes des cimetières militaires, tu le dis, est pour toi le besoin de préserver les repères aujourd’hui effrités, que t’offrent ceux que tu considères comme les gardiens des valeurs d’une République démocratique et laïque qui t’ont été donnés par tes parents et auxquels tu tiens.

 

      “ René Lugand me raconte la bataille de la Horgne dans les Ardennes où 600 spahis algériens, marocains, français ont été tués le 15 mai 1940, anéantis par des blindés allemands. Les spahis étaient à cheval. Un mémorial national a été érigé en 1950 en leur honneur. Comme au Chemin des Dames, les tombes sont plantées de rosiers rouges en pleine terre. Journal de mes Algéries en France p. 61


      J’ai été moi-même souvent étonnée par la revendication véhémente de beaucoup de vieux ouvriers maghrébins, de leur participation “ à la guerre pour la France ”, et de leur fierté de nous montrer leurs papiers militaires précieusement conservés. Comment expliques-tu ce sentiment d’avoir été partie prenante d’un combat défendant des valeurs de liberté à leurs yeux, alors que ce même pays les traitait chaque jour comme de vulgaires esclaves d’une loi de discrimination raciale ? N’est-ce pas aussi dû à ces rapports humains dont parlait avec insistance Jean Pélégri ?

 

L. S. : Comme toi, j’ai été surprise par ces gestes de fierté des soldats “ indigènes ” de l’armée française ( ils ont été nombreux ). Je les comprends seulement aujourd’hui, où je ne les trouve plus dérisoires, parce qu’ils font savoir qu’ils ont droit, eux aussi, à la reconnaissance de la France, ce pays de la liberté dans lequel ils ont cru. On oublie trop souvent la complexité de l’Algérie coloniale et que pour beaucoup d’Algériens, l’appartenance à un corps constitué de la République française en Algérie représentait un chemin vers la modernité, les réformes sociales nécessaires… La guerre a contraint les uns et les autres à simplifier les rapports entre les communautés, il fallait prendre parti. Les effets de la guerre d’Algérie se font encore sentir, et ce n’est pas facile de faire ce travail de mémoire qui cherche à dire une histoire commune, sans éradiquer l’un ou l’autre au nom d’une idéologie devenue sectaire, nationalitaire, intégriste. La manière dont Jean Pélégri a écrit l’Algérie avec la France, en Algérie, permet de comprendre cette complexité.jean-jeune-ovale-petit.jpg

 

Et au contraire de cette fraternité-là, l’image qu’on a donné depuis toujours des Noirs, des Arabes, ici, dans les médias, aux gens qui lisent les journaux, à la police aussi, est une image de gens étrangers, différents, dangereux et… primaires pour ne pas dire primitifs. Cette façon d’intervenir le plus souvent lors des contrôles d’identité uniquement à l’égard des populations qui ont un faciès bien repérable renvoie à certaines théories que nous connaissons. Je lis dans Journal de mes Algéries en France page 66 “ Dana S. Hale ( Zoos humains ) rappelle les mises en scène de l’“ indigène ” lors de ces multiples exhibitions, depuis l’Exposition de 1889 à Paris jusqu’à celles de Marseille ( 1922 ), Strasbourg ( 1924 )… et dans bien d’autres villes françaises et européennes. ”

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L. S. : Je ne me sens pas responsable des préjugés des uns et des autres et je n’ai pas donné une image caricaturale des étrangers et des étrangères dans mes livres. J’ai toujours tenté de dire à quel point l’étranger est nécessaire dans son altérité pour chacun de nous et nous-même, chacun, comme étranger pour l’autre. Exil, altérité, mémoire, amnésie, filiation… Tout cela se tient. Tu ne crois pas ?

 

A suivre...

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9 mars 2011 3 09 /03 /mars /2011 21:14

Voyage d'une fille de banlieue... suite...

Mercredi, 6 avril 2005, 18 heures…

Oui…hennaya-petit.jpg écrire un “ Journal ” pour parler de l’histoire rouge rouge de la Citéet faire ce que j’ai toujours voulu faire témoigner de cette réalité et donner la parole à ceux qui la vivent aujourd’hui et qui n’ont pas d’autre histoire à raconter que celle-ci la leur…

Ecrire un Journal comme celui de Leïla qui parle des cigognes qu’on trouve à Paris dans les cafés mais aussi dans les villages du Massif Central et de la Dordogne comme je lis page 47 “ Nous arrivons à Chenaud. La cigogne au-dessus de l’ancien café se dresse, vaillante, ses plumes sculptées comme des écailles dans la pierre. ” et des machines à coudre Singer qui se sont répandues à travers toutes les colonies tel un objet de culte : “ A Paussac, une fois de plus, je photographie l’enseigne de la Singer.(…) La Singer a habité les maisons musulmanes de la colonie, remplaçant souvent le métier à tisser. ”

Il me vient à l’idée que si Leïla se trouvait à côté de moi dans cette rame de métro et que nous discutions de son livre comme nous l’avons fait à plusieurs reprises pour d’autres livres qu’elle a écrits chez elle ou au Sélect je lui demanderais pourquoi la cigogne et la machine à coudre Singer… oui, pourquoi ces deux images qui reviennent systématiquement dans ses livres symbolisent plus particulièrement pour elle ses “ Algéries en France ” ?singer-petit.jpg

L. S. : La cigogne, la Singer. Ces variations d’objets symboliques et dérisoires me plaisent et je poursuivrai. La cigogne c’est l’oiseau magnifique de l’enfance dans les blés de l’été, et le cri des garçons arabes lorsqu’un vol de cigogne obscurcissait le ciel du village. La Singer c’est l’objet fétiche féminin et domestique du labeur maternel dans toutes les maisons avant la société de consommation pour habiller, dans les bavardages joyeux, les enfants. Patrice Rötig, l’éditeur de Bleu autour, a découvert une Singer ancienne dans une brocante de l’Allier, il n’a pas résisté, il l’a achetée pour moi, elle m’attend dans les bureaux de la maison d’édition à Saint-Pourçain-sur-Sioule…

 Mardi, 12 avril 2005, 15 heures 20…

C’est drôle d’ailleurs car mon arrière-grand-mère que j’ai très bien connue était originaire du Nord de la France et travaillait comme couturière à façon pour des vêtements de pâtissiers et boulangers. Elle possédait une vieille Singer à pédale avec son marche pied en fer peint en noir et sa boîte en bois verni qu’elle refermait très soigneusement chaque jour devant mes yeux de gamine étonnée d’une telle attention portée à cet objet dont j’ignorais qu’il avait contribué à nourrir sa famille durant la guerre de 14-18. Elle racontait volontiers la misère ouvrière dans les filatures du Nord où elle avait travaillé dès l’âge de sept ans avec les autres enfants car leur petite taille leur permettait de se faufiler facilement entre les machines.

“ Je lis Mes Algériennes, de mon ami Albert Bensoussan. (…) La couturière de Tlemcen, sa cousine belle et raffinée ( elle avait transformé les cabinets turcs antiques en toilettes parisiennes avec le papier de soie réservé à la couture), renommée depuis Hennaya ‘ jusqu’aux rives de la Tafna ’, la même que la couturière des jeudis dans la maison de ma mère ? Cette cousine pesait de ses lourdes jambes ‘ sur la pédale à croisillon métallique de sa Singer ’, ma mère aussi avait une Singer et des patrons ‘ fel Pariss ’, modèles importés de ‘ Métropole. ”

 Je n’ai pas pris de notes pour préserver cette mémoire ouvrière alors qu’elle m’a nourrie enfant de l’histoire de ma propre famille sans laquelle je ne saurais moi non plus aujourd’hui de qui je viens et pourquoi ces ouvriers des cités de mon enfance m’ont été si proches ensuite. Je n’ai pas écrit de “ Journal ” pour raconter ce que cette très vieille femme avait vécu et qu’elle nous répétait avec insistance ni pour retenir des fragments de son patois bien à elle dont il me reste un ou deux termes présents à mon imaginaire d’écrivaine tels que les truches qu’on laissait cuire longtemps avec un peu de graisse dans le poêlon en fonte et qu’on ratruchait ensuite avec gourmandise.

Non, je n’ai pas pris de notes… Et pourtant c’est cette mémoire et cette culture populaires tellement riches et vivantes qu’elles ont constitué au quotidien j’en ai la conviction les repères sur lesquels s’est appuyée notre société durant les années où on a pu croire à un certain idéal de bien-être partagé et d’accès à une vie meilleure. La conscience qu’avaient alors les ouvriers de sortir d’un monde d’exploitation moyenâgeux et de leur combat pour d’autres conditions d’existence nous a été transmise à notre insu et sans elle ces “ fils du pauvre ” tels que l’ont été en Algérie A. Camus et J. Sénac pour ne parler que d’eux n’auraient pas eu un jour la possibilité de devenir écrivains.

“ De sa mère, Camus aime les beaux yeux tendres et doux, il dit qu’il l’aime désespérément. De son maître d’école, son père spirituel, de l’autre côté de la maison des femmes qui est pauvre, sans héritage spirituel, privée d’histoire et de patrie, de ce père attentif, bienveillant, généreux, monsieur Germain, l’instituteur magnifique, il apprend tout, et que les fils du pauvre peuvent être des gens du livre. Ainsi, mon père et des générations de fils d’ouvriers agricoles et de femmes de ménage dont certains ont accédé au jeune pouvoir algérien. ”Camus

Mais qui aujourd’hui dans les cités de banlieue offrira à certains jeunes le choix réel de leur destin et les mêmes chances au sein de familles surpeuplées de pouvoir devenir eux aussi autre chose que des manœuvres ou selon le terme qui ne dit rien de ce qu’il recouvre des ouvriers de surface ? Il n’y a jamais eu pour eux ni exil véritable puisqu’aucune société d’origine vers laquelle désirer se tourner et revenir donc aucune nostalgie ni demeure non plus dans ce pays où ils sont nés et d’où ils se sentent parfois exclus en raison même de ce qu’ils ignorent d’eux. Et de ce qu’ils imaginent être leur étrangeté.

Pour eux tels que je les vois lorsque je partage deux jours par semaine leur existence dans la Cité le chemin afin de reconnaître ceux dont on peut dire : “ les miens ” n’est pas simple. Hors de l’ancienne route toute tracée qui a mené ceux qui les ont précédés vers les usines et les entrepôts de production intensive telle l’usine Placoplâtre de Villepinte avec ses fours d’où sortaient les plaques de plâtre que des manœuvres noirs posaient sur des tapis roulants par une chaleur de 50° quelle trajectoire pour ceux qui refusent une intégration au rabais. 

“ On pense à d’autres ‘ fils du pauvre ’ sur la rive française, fils et filles de travailleurs en exil, aujourd’hui des chibanis, qui mériteraient, comme l’élève Camus, des instituteurs héritiers de monsieur Germain. Il en existe. Trop peu semble-t-il. ”

Oui… écrire un Journal mais sans connaître l’Afrique comme tous ceux qui sont nés ici et qui n’en n’ont pas bougé. L’écrire pour tenter d’éterniser encore un peu ces sensations d’enfance si fortes et si bouleversantes qu’apportaient avec eux les femmes et les hommes immigrés qui ont tant déterminé ma vie. Ecrire un Journal qui raconte l’histoire des jeunes Blacks juste en bas de l’immeuble, ceux qui ont investi le local de la laverie parce qu’il n’y a aucun lieu ici… Parce qu’ici ça n’est pas un lieu justement… Et encore moins une demeure… Alors on marque n’importe quel espace de sa parole à soi de sa présence pour se regrouper et faire face. Ne pas se laisser effacer gommer qui on est tout comme ont été gommées les personnes qui ont fabriqué durant quarante ans des voitures chez Renault et chez Citroën.

Et toi Leïla, as-tu été fouiller dans les “ restes ” de l’île Seguin, cette “ île du diable ”, y prendre des notes, y faire des photos pour toi, pour une autre partie d’un “ Journal ”leila-2001-j.p.jpg qui prendrait un jour la suite de celui-là, le Journal des gens d’Algérie en France ?

L. S. : Je n’irai pas dans l’usine désaffectée de l’île Seguin. J’ai vu le film de Mehdi Lallaoui, où on entend parler des ouvriers. Elle existe dans La Seine était rouge, le père ouvrier militant politique emmène sa fille, la mère de Amel, qui voudrait entendre un récit que sa mère ne lui dit pas.

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28 février 2011 1 28 /02 /février /2011 20:01

Voyage d’une fille de banlieue au gré du Journal de mes Algéries en France suite...leila-petit.jpg

Leïla Sebbar

Et quelques lignes plus bas : “ J’ai photographié les oiseaux migrateurs de la brasserie Les Cigognes boulevard Vincent-Auriol, dans le XIIIe à Paris, et le carré au-dessus : COUSCOUS – TAGINES – MÉCHOUI – GRILLADES Il y a sûrement d’autres cafés avec cigognes. ” Tenir un Journal… c’est une idée qui ne me serait pas venue à l’esprit tant il me semble que mon présent doit rester comme les tags des murs gris de la Cité improvisé et sans lendemain…

Mais en me plongeant dans cette liste des “ cafés avec cigognes ” que dresse Leïla je songe à mon émotion quand j’ai retrouvé sans doute avec d’autres propriétaires mais toujours des Algériens, à Aubervilliers rue Lécuyer juste à côté de l’usine de choucroute transformée en atelier de théâtre qui se trouvait en face de notre sixième étage avec le chiffonnier et la brûlerie d’ordures le même café où je regardais les Algériens quarante ans plus tôt boire le thé à la menthe lorsque nous revenions le samedi des commissions avec ma mère… La nostalgie que je lisais alors au fond de leurs yeux sans le savoir me bouleverse encore aujourd’hui. Tenir un Journal pour parler d’eux… oui peut-être… mais accepteront-ils eux de me raconter comme l’a fait durant six ans mon ami Jean Pélégri… oui… accepteront-ils ?…

 

Alors Leïla, pourquoi cette idée d’un Journal pour retrouver une à une les traces de ces “ Algéries dans la France ” ? Un Journal ça s’écrit au présent non ? Et là il s’agit du passé que tu réécris en le mêlant à ta vie aujourd’hui et à celle des Algériens-Français que tu rencontres. Est-ce le regret que ton père ou ta mère n’aient pas tenu eux-mêmes un Journal racontant ce métissage qui est aussi le tien ?

 

L. S. : Le journal est une forme parmi d’autres pour dire, rêver, lire, écrire au jour le jour et entrevoir les correspondances, les échos, les résonances d’un fragment à l’autre qui formeront la tribu métaphysique ( qui n’a pas existé ) d’une rive à l’autre. Ça m’amuse, ça m’émeut, ça m’inspire…

 

Barbès… La Chapelle… Stalingrad… Jaurès… tout ce Nord de Paris qui est en fait un morceau des Faubourgs juste de l’autre côté des Grands-Boulevards… ces faubourgs il n’y a pas si longtemps encore étaient à l’extérieur de la ville elle-même et c’est là que vivaient les “ couches populaires ” voire paysannes rejetés désormais dans les périphéries. Là se mêlent encore Maghrébins, Juifs marocains et tunisiens, Africains et aujourd’hui asiatiques à cette part de la population de la cité qui tient à ce pluralisme humain, à ce métissage et à la richesse qu’il nous offre. Ce rêve de l’ailleurs qui nous a nourris et enchantés nous mômes des faubourgs et des banlieues il est le même que celui des premiers émigrants partis vers ce qu’on nommait alors “ les colonies ”, un rêve d’immensité et de découverte vite transformé en une conquête injustifiée et méprisante en un vulgaire esclavage…

 

“ Début novembre

C’est le Ramadan. Boulevard Rochechouart, rue Polonceau, rue des Poissonniers, rue Myrha… (…) Contre la grille bleue de l’école maternelle, sous le drapeau tricolore, un écrivain public, assis. Il attend le client. Rare. Partout des boutiques de téléphone. L’écrivain de la rue des Islettes est revenu. Pour combien de temps ? ( … )

Métro Château Rouge. La cigogne des vins d’Alsace à migré chez Vivrelec, publicité EDF. Elle s’est multipliée, quinze cigognes passeront l’hiver au chaud chez l’homme qui leur donne l’hospitalité. ”

 

A ce passage du Journal je songe à mes nombreuses flâneries juste un peu plus bas sur les boulevards en direction de Nation. Boulevard de Ménilmontant à cet endroit si arabe de Paris juste au moment du Ramadan. Dès que le soir tombait j’allais partager la chorba à la rupture du jeune dans un des petits restaurants du Boulevard que j’aime bien à cause de ses faïences bleues jaunes et blanches. Ce temps désormais révolu a cédé la place après la mort de mon ami Jean Pélégri, à celui du deuil et de l’écriture. Celui du “ Kateb ” ainsi que le nommait Jean littéralement “ l’écrivain public ” qui écrit ce que les autres lui disent.

Je songe à Alger que je ne connais pas et aux rues de la Kasbah peintes par Louis Bénisti dont j’avais vu alors les toiles chez Jean à cette Algérie imaginaire nourrissant mon rêve d’écriture que les artistes algériens m’ont offerte… J’ignorais qu’après la mort de Jean j’aurais entre les mains les lettres magnifiques qu’il avait reçues durant toute sa vie… lettres de peintres et architectes de la Kasbah tels que Louis Bénisti, Jean de Maisonseul, ou même de Le Corbusier. Ce rêve d’Algérie enrichi par leurs mots mêlés à ceux des poètes et écrivains orientaux demeurerait le mien ici à Paris au bord de la Seine…lettre-leila-petit.jpg

Colonel Fabien… la rame rentre sous la terre alors que je lis en date de “ Mars ” à la page 12 “ L’ingénieur agronome Guy Langlois met sa science au service du domaine agricole qu’il conçoit à la manière des utopistes du siècle précédent. ” ( … ) “ …à Sébaïn-Aïoun dans le Sersou, entre Tiaret et Vialar ”… et un peu plus loin page 14 et 18 : “ Oui, Sebaïn a existé. Oui, Sébaïn aux soixante-dix sources était belle et prospère. Oui, Sebaïn était généreuse. ( … ) Je veux l’écrire, cet homme-là a entrepris pour lui, sa famille et les Algériens une œuvre bénéfique qu’il aurait souhaité poursuivre en Algérie comme Algérien, de la même langue et de la même terre. ( … ) Peut-être le père de l’écrivain Jean Pélégri, colon, fils de colon dans la Mitidja, est-il mort du chagrin de n’avoir pu, comme Guy Langlois, de n’avoir pu… ”

 

       Ce que j’aime dans tes livres sur la quête d’une mémoire algéro-française, c’est qu’il n’y a pas de choix de mises à l’écart ni de jugements de valeur permettant d’exclure l’un ou l’autre de cette mémoire. Tu traces le parcours d’un témoignage où harkis, tirailleurs algériens, Algériens et Français engagés dans les combats de libération, Pieds-Noirs acteurs ou non de l’Algérie indépendante, ainsi que toutes celles et tous ceux qui ont vécu cette période de l’Algérie coloniale sont nommés et reconnus. Alors qu’en règle générale dans les livres on trie la “ bonne ” et la “ mauvaise ” mémoire. Comment s’est passée pour toi la prise de conscience de ce travail de témoignage, de cette enquête minutieuse qui s’inscrit aussi dans ton écriture romanesque ?

       Il y a certainement des gens que tu as détestés dans ce parcours de tes Algéries en France lors de tes voyages dans les différentes régions afin de retrouver ce qui allait faire la matière de ton livre, les as-tu volontairement écartés de ton “ Journal ” afin de retrouver le fil d’une “ Algérie heureuse ” celle qui a certainement existé, comme l’affirmait l’écrivain Jean Pélégri en dépit de la situation coloniale ?

 

L. S. : Ce qui m’intéresse dans ces histoires multiples et paradoxales prises dans l’Histoire collective, c’est d’en approcher l’intime, la chair, bonheur et malheur, les causes gagnées, les causes perdues, l’amour et la mort qu’on se trouve du côté du vaincu ou du vainqueur. J’ai souvent cette prétention de tout comprendre hors de moi, avec l’acuité du regard et de l’intelligence sensible que me donne ma position singulière d’être de l’Orient et de l’Occident, aujourd’hui à la bonne distance je crois, sous les haines qui peuvent nous habiter lorsque nous sommes sous influence.mes-algeries-en-france-petit.jpg

 

 Belleville… Couronnes… Ménilmontant… Ici à chaque station où s’arrête la ram e  de métro les gens qui montent sont presque tous d’origine métisse ou dite “ étrangère ” voilà quarante ans que nous ne pouvons plus faire semblant de vivre à l’écart de la culture et de l’histoire des autres. Voilà qu arante ans que nous oblitérons leur existence de femmes et d’hommes et ne prenons aucun soin de leur réalité et de leurs rêves. Voilà quarante ans que nous écrivains et artistes continuons d’aller nous dépayser ailleurs alors que l’histoire des gens qui vivent avec nous demeure à faire entrer dans nos imaginaires dans notre art et dans notre créativité afin quelle y prenne enfin la place qui est la sienne.

 

A suivre...

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