Le tailleur de route
Dimanche, 17 août 2014
empoisonner les rats !
j’ai toujours à l’intérieur des fouilles de mon pardessus un paquet de pop‑corn une pomme de l’eau des carrés de chocolat une ou deux tranches de pain sec c’est la ration de survie on l’emportait avec mon vieux à chacune de nos descentes dans les galeries abandonnées des mines de Longwy
on l’a échappé belle ! ils ont imaginé de remplir d’ordures les galeries souterraines et puis de bétonner la sortie et l’entrée le feu ne couve plus ni en dessous ni au‑dessus les émaux bleus ont vitrifié l’oubli
armé d’un burin taillé dedans la peau d’acier des canons de 305 du Potemkine qu’un ouvrier aux aciéries du tsar a perdu dans la neige où luisent un certain dimanche à St Petersburg les grelots sanglants des chevaux cerise sur le poitrail qui étincelle des enfants sans tambours
je suis venu poser une question au grand enchanteur des rats
qu’est‑ce qu’on peut faire quand le monde n’est plus qu’une géante souricière quand il n’y a pas un type par ici enroulé à l’intérieur de sa misère rouge son haillon de chemise qui claque au vent qui dise de tailler la route
les héros de la marine il y a un siècle bouffeurs de vers d’Odessa hier ont redescendu l’escalier les vers dévorent leur chair bleutée tomates de Crimée sur les champs de Sébastopol par milliers leur peau est douce soldats marins paysans poussent entre mes doigts vos figures oubliées
parmi les manteaux blancs des affameurs d’Odessa on presse des tirailleurs à la peau d’ombre sang violet d’Afrik volé parfum d’orangers dans les soutes on crève notre sang est noir chantent les matelots du Jean Bart la houle remonte aux lèvres des esclaves utopie brève
armé d’une linotype fondue dans l’acier des coucous cubains de la Playa Giron celle où Rirette corrigeait les bourdons des canardiers au turbin des marbres froids je suis venu et pourtant il n’y avait rien à dire
rien dire rien écrire rien faut comprendre le temps où je jurais d’enfoncer le fruit du sacrifice profond dans la gorge des fabricants d’offrandes et de pain d’or est mort
écrire sur notre chaos braillard notre décadence nos nécropoles à force ça devient obscène je déchire mes gants et je les jette à tous les voyeurs d’encre plus de doigts entaillés pour rechercher à la casse la première lettre de leur blaze
on a griffuré tant de pages pour nous rendre dociles déchargé dans les marges nos ombres de tortues ravaudées à l’absence le vieux poète nègre sait sur le fil qu’il avance à l’envers de leur culte du bruit coulé comme des dalles au terrier des oreilles
pour l’angoisse des lapins chapeau ! et pour la mort qui avance à pas futiles de visiteur de l’aube dans la goulée ardente du four à combustion des volcans je vous tire mon chapeau !
empoisonner les rats !
les ouvriers du labeur n’ont pas appris que la seule issue qui vaille au travail c’est d’avoir les bons outils et du bois de nulle part pour tailler la route au fond ils vous ont jetés avec l’éclat tanguant des pivoines orange comme un fracas cabré
pas de fuyards dans les galeries d’ambre noir au creux des veines obscures le salaire est un caillot une berceuse au poumon le rat de votre courage est friand de pain rassis ils ont versé dessus vos corps l’or livide de leurs consciences aux petits cristaux fondus gelés de mort rose
empoisonner les rats !
tous ceux qui errent dessous la terre camarades généreux partageant pour d’autres la chair ardente de la vieille cavale désaltérés à sa sueur boivent à la source splendide de l’espoir commun l‘amertume et la grandeur fragile de la lutte
une moisson d’incendies à commencer sitôt sortis des corridors d’Anubis où les charriots de l’enfer roulent tout seuls chargés des dépouilles de paysans et d’ouvriers privés de sépulture dans la salle des pendus une récolte de chaussures que personne ne mettra
empoisonner les rats !
tant qu’il y aura un homme nous veillerons à ce qu’ils aient un bol d’eau pure et de lumière fertile sur la margelle du jour tant qu’il y aura un homme nous veillerons
armé d’une pierre prise sur vos tombes fraîches où poussent déjà la menthe et le lin je suis venu cogner à la porte des soutes des frigos des réserves
eh là‑dedans ! vous êtes encore vivants ?
canailles ils n’ont jamais eu la parole c’est l’enchanteur qui parle pour eux du fond des flûtes ripaille !
comment dire désormais au grand maître des rats de creuser une sortie de secours et de tailler la route au large des soutes des galeries des existences misère sans costume de rechange des pointeuses qui mettent au point la mort à petits coups de douleur rose
empoisonner les rats !
depuis le temps qu’ils ne rêvent que de ça tous les échappés des bagnes à poussière le savent leurs noms s’allument à la porte rougie de Babylone après que l’aube ait cerné de rimmel suie leurs paupières lourdes tailler la route c’est la seule façon de déjouer le sort maudit des hommes rats
dynamiter les bétaillères faire chauffer les casseroles de songes tremper mes doigts dans de la poudre de lune et laisser nos empreintes laiteuses sur les murs blafards pas dire pas écrire filer en douce la toile d’un désastre éclair juste me farcir un tronçon furtif pas tarifé
défricher le bitume à la houe d’acier bleu d’une piste qui trace dehors du ghetto affiché complet sa mitraille et ses explosions placardées dessus nos vitres oracles pagaille ! on attend que le petit jour s’accroupisse frissonnants
empoisonner les rats ! la nourriture est le meilleur moyen de mettre le monde au pas mais il nous pisse un monde violet d’agaves hérissé de craquements on tiendra le temps qu’il fleurisse et nous ravitaille
soudeurs d’arc‑en‑ciel hiboux sidérés d’épis en fusion c’est la guerre ici chaque jour et la neige nous efface de la mémoire souveraine des rats de leurs moissons urgentes de leurs pains chauds posés aux tables des jours de grève
on ira on ira on ira jusqu’au bout bouillonnant de nos beaux draps livrés aux rivières contre un festin de rosée et d’impatience
empoisonner les rats !
on l’a échappé belle ! ils ont imaginé de les remplir d’ordures et puis de bétonner la sortie et l’entrée le feu ne couve plus ni en dessous ni au‑dessus les émaux bleus ont vitrifié l’oubli
les mineurs du fer savaient ce qu’ils cherchaient désormais le fond est bourré de concrétions d’océan berlingots de verre égouttés là tout est conforme aux prédictions des tables d’argile effritées doucement par le piétinement des rats au poil roux aveugles dont le museau s’est allongé
glissant frottant les rayons de miel jaune le long des murailles ruisselle le lavis turquoise des eaux montantes l’exhaure n’en a pas fini l’exhaure revient remplir leur godasses sucrée comme un soleil dans la gorge des ogresses arrive la nuit ! arrive ! de Bassompierre à Hayange Bellevue un long tuyau orange pendues les gouttes de sel bleues beauté royale les tombeaux de safran n’ont pas échappé à Anubis
empoisonner les rats !
les berlines aux haillons mauves sont des berceaux d’enfants morts des jouets éventrés en l’air leurs roues de rouille qui fantôment le hurlement des rails rougis aux déferlantes des draisines inconcevables sculptures ouvrières qu’on n’a pas voulues mémoire momifiée d’un monde vif rugueux violent
Jean-Marie Vaillant
au bout des galeries les supports rouillent un petit jour boiteux frappé de cécité au milieu des branches de Coulmy il taille la route c’est pas demain qu’on l’y reprendra à se faire suer la‑dedans les failles de rimmel turquoise qui chevauchent à cru les cavales des grottes ne l’épatent plus il connaît ça il se rend nu foudroyé il marche dans l’eau d’écoulement la terre jaune aux genoux
petit jour ! petit jour ! vert maintenant il roule ocre il se frotte aux parois qui appellent jurent des hommes ! des hommes encore ! les bois couchés du ciel retiennent la terre à l’envers c’est un territoire effaré d’arcs‑en‑ciels poudreux que le jaune soufre cloue aux nues
il n’y a plus rien d’autre que de la couleur tout est couleur ici en‑dessous couleur la mémoire des hommes exploités couleur la chair lancinante qui ne connaît plus la fin des heures couleur la maison de l’hiver infernal où on habite pas et ses rues carrées par‑dessus la tête
couleur les puits lapés par les langues immobiles de pierres demain ce sera une opale bleue et nous serons les écumeurs
venez les mousses crépitantes et les blanches rumeurs salines des peurs humaines vaincues ! voilà ce qu’il reste du grand courage voilà !
A suivre...
Senelle 1982 Richard. A.Browen