La langue de mon père
En hommage aux Algériennes et aux Algériens matraqués et balancés dans la Seine le 17 octobre 1961 par un Etat qui ressemble comme deux gouttes de sang à celui que nous connaissons trop aujourd'hui...
Etrange non, de ne pas pouvoir non plus échanger le moindre mot avec les femmes de la famille de ton père ?
Leïla Sebbar : Pourquoi étrange, c’était comme ça. Et d’ailleurs, moi j’aimais ça. On était enfants et quand on est enfant on n’a pas forcément besoin de deux langues. Je savais que c’étaient mes tantes et ma grand-mère et j’avais l’impression de communiquer avec les femmes qui étaient là, et avec cette jeune sourde muette qui était comme une fille adoptive d’une des tantes. On n’avait pas besoin de parler. La communication se faisait à travers autre chose, par l’ombre. Moi j’ai un souvenir vraiment heureux de ces visites à Ténès, rien ne manquait de ce point de vue-là.
Ce qui m’intrigue, concernant Aïcha et Fatima c’est quelle est la part du réel et de l’imagination ? La présence des femmes dans ton récit est très forte, elle n’a pas pu être inventée me semble-t-il ?
Leïla Sebbar : Ça m’amuse que tu me demandes ça parce que ma mère m’a demandé si j’avais rencontré le fils de Fatima. Ça c’est vraiment l’effet du réel de
Donner des fils à Fatima, même si ce sont des fils adoptifs, ça m’a plu. Qu’un des fils prenne le maquis et cherche à tuer le maître d’école, c’était possible. Cela ne s’est sans doute jamais passé pour mon père, mais c’était une éventualité. Des instituteurs indigènes de langue française ont été assassinés, on le sait. Pour moi la fiction était utile pour dire la complexité de la situation de mon père. D’une part le fait qu’il a été véritablement sur les listes de l’OAS, et d’autre part qu’il ait été possible qu’il soit sur celles des combattants du maquis.
D’accord, mais tu ne t’en arrêtes pas là puisque lorsque ton père est en prison, il retrouve ce jeune maquisard et il va lui apprendre le français…
Leïla Sebbar : Là il s’agit d’une des rares choses que mon père m’ait racontées. Quand il était en prison, il y avait des jeunes gens probablement du maquis, dans sa cellule et il leur a appris le français. Et dans la fiction, ce jeune homme que mon père enseigne en prison devient comme une sorte de fils adoptif par la langue. Ça non plus ça n’a pas dû plaire à ma mère. Mon père a un fils, mon frère, auquel il n’a rien transmis non plus. La chaîne de la transmission s’est arrêtée. D’une certaine manière mon père a abandonné ses prérogatives de patriarche. C’est un double mouvement, celui de pousser ses enfants vers la modernité, vers l’Occident, et en même temps il les a privés de la part orientale.
Ce sont également certains des effets de
“ Nous devions, mes sœurs et moi, marcher à travers les rues en terre, de la boue en hiver, avant le goudron tardif, jusqu’à l’école des filles, le collège ou le lycée. Mon père n’a pas entendu les mots criés vers nous, contre nous. Les mêmes, à l’aller et au retour. Les petites filles étrangères qu’on insultait à distance, les filles du directeur qu’on n’approchait pas. Je savais, mes sœurs aussi, nous n’en parlions pas, ni à ce moment-là, ni plus tard lorsqu’elles ont lu ce que j’ai écrit pour raconter la terreur quotidienne, la mienne, la leur. ”
Ces insultes dont tu parles, que vous envoyaient en arabe de jeunes garçons à tes sœurs et à toi sur le chemin de l’école, comment interprètes-tu cela ? On ressent dans les récits que tu en fais une douleur toujours présente, est-ce exact ?
Leïla Sebbar : Ça je l’ai raconté à plusieurs reprises mais ma mère n’y croit pas. Ma sœur cadette Lysel qui a un an de moins que moi, dit qu’elle ne se rappelle pas que c’étaient vraiment des insultes. Elle dit qu’elle entendait cela comme des mots de séduction. Ma jeune sœur Danièle, elle se rappelle tout à fait bien que c’étaient des insultes et que je n’ai pas inventé. Ma mère pense que je l’ai inventé parce qu’elle ne l’a jamais su. Mais je n’ai rien inventé.
J’ai écrit ce livre dans le plaisir parce que je pense que c’était important pour moi de l’écrire. Je l’ai écrit sans douleur, et sans souffrance. Cela ne veut pas dire que dans ce qui est écrit il n’y ait pas de blessure. Je parlerais de blessure plus que de souffrance.
C’est un livre de blessures et de silence. Tu n’as pas parlé à ce moment-là à tes parents de ces insultes, tu n’en as jamais rien dit ? Et vous n’en parliez pas entre sœurs ?
Leïla Sebbar : Non. Non, puisque même maintenant quand on en parle on n’est pas du même avis. Mais je répète que je n’ai rien inventé. Quelque chose, un point d’enfance reste comme cela en mémoire, fixé pour toujours et l’on n’arrive pas à le défixer. Cette façon dont nous nous faisions agresser sur le chemin de l’école est un épisode que j’ai raconté plusieurs fois dans des textes différents avec des variations. C’était aussi la langue des garçons qui véhiculait cela, et cette langue des garçons c’est la langue de mon père. C’est troublant…
A suivre...