Vendredi, 30 septembre 2005
Moolaade
Le superbe dernier film de Sembene Ousmane Moolaade sorti dans les salles parisiennes au printemps 2005 est un poème en même temps qu’une œuvre picturale à lui seul. Comme toute véritable création elle inspire à celles et ceux qui en sont témoins et en reçoivent la sensibilité magique l’envie à leur tour de raconter… Voici un extrait de l’histoire née de ce que j’ai reçu de ce film qui m’a permis de rencontrer une autre face de l’Afrique que celle que je croyais connaître.
Mais tout d’abord quelques mots au sujet du réalisateur Sembéné Ousmane pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas.
Moolaade Un film de Sembene Ousmane, Sénégal, 2002.
Synopsis
Il y a sept ans, Collé Ardo, mère excisée, a soustrait son unique fille de la Purification (l’excision).
Ayant entendu parler de cet acte de résistance, lors du nouveau septennat, quatre fillettes se réfugient chez elle et lui demandent le Moolaade qui signifie " droit d’asile " en langue Peul.
Le village est en ébullition, deux valeurs s’affrontent : la Salinde (antique tradition de l’excision) et le Moolaade.
A propos du film
" L’excision est pratiquée dans 38 des états de l’Union Africaine. Quelle que soit la méthode employée (classique ou moderne), exciser est une atteinte à la dignité et à l’intégrité de la femme. Je dédie Moolaade aux mères, femmes qui luttent pour abolir cet héritage d’une époque révolue. "
L’Aîné des anciens, Sembene Ousmane
Le réalisateur Sembene Ousmane est né en 1923, à Ziguinchor, au Sénégal. Mobilisé par l’armée coloniale française dans les Tirailleurs sénégalais en 1942, il s’embarque clandestinement en 1946 pour la France.
Il y exerce des petits boulots et en 1956, se met à écrire son premier roman Le docker noir. En 1960, il publie son plus beau livre Les Bouts de bois de Dieu. Il s’intéresse au cinéma et réfléchit à une démarche plus grand-public, comme il dit " politique, polémique et populaire ".
A 38 ans, il entreprend des études de cinéma au studio Gorki à Moscou. En 1962, il réalise son premier fil, un court métrage Borom Sarret, le bonhomme charrette. En 1964, un deuxième court métrage Niaye, primé au Festival de Locarno. En 1966, il réalise La Noire de… et offre à son pays le premier long métrage " négro-africain " du continent.
Suivent de nombreux films qui sont des témoignages de la société africaine contemporaine, parmi lesquels Le mandat en 1968, Xala en 1974, Ceedo en 1976, Camp de Thiaroye en 1988 et Guelwaar en 1992. En 1999, il rend hommage à la femme avec Faat Kiné, premier film de son triptyque Héroïsme au quotidien, Moolaade en est le second et le troisième volet, La confrérie des rats est en cours d’écriture.
Ces informations sont tirées du site de Clap Noir : www.clapnoir.org
Moolaade
En langue peul " droit d’asile ".
Moolaade. Moolaade. La termitière rouge de N’gouma est cimentée de salive. Elle pèse lourd sur moi.
Moolaade. Des petits êtres par milliers l’habitent de leur corps informe et identique. Leur corps repu des demeures mangées a rendu le corps des autres impuissant. Cette fois-ci il n’y a pas d’histoire à raconter car tout se passe à l’intérieur. A l’intérieur de mes jours et de mes nuits.
Il n’y a que ce mot : Moolaade ! Moolaade ! Fatou marche de son pas lent d’Africaine le long de la rue Mouffetard qui monte sous ses fines sandales roses rendant la peau entre ses doigts de pieds plus tendre que de la soie sur le cou.
- Tu as des doigts de pieds parfum café Fatou !… elle lui dit chaque jour en riant sa copine Suah pendant qu’elle lui masse doucement les chevilles et la peau en dessous après leurs heures de démarches sur le corps de la ville araignée.
Droit d’asile fragile entre les pattes de l’araignée pour Fatou et pour Suah comme pour toutes les filles qui arrivent d’Afrique. Fatou sent bien qu’ici rien ne la protège du regard que les hommes posent sur elle. Un regard identique qui mange aussi à l’intérieur. Il y a ici d’immenses termitières cimentées de désirs humides qui rendent chaque pas plus fou et plus inquiétant.
Moolaade. Ici tu n’es plus à l’abri de toi-même. Après tant de pas dans la ville elles étaient allongées toutes les deux sur le lit bas de la chambre qu’elles partageaient au foyer Sonacotra d’une cité de banlieue pleine de gens comme elles… pleine de gens venus d’Afrique.
Moolaade. Ma terre ocre rouge d’Afrique sous les pieds frais des femmes qui vont chercher l’eau au fleuve dans les cuvettes en plastique multicolores.
- Vrai Fatou !… tes pieds sont plus tendres que le coton des pagnes de N’gouma… On n’dirait pas que tu as tant marché…
- Vrai Fatou !… tu as un grain de café vert entre les cuisses qui sent bon !… qui sent bon !… elle lui disait sa mère en riant avant. Avant…
Moolaade. Quelques gouttes de sueur un peu ocres au creux de mes mains quand elle arrive vers moi depuis le bas de la rue Mouffetard qui monte. Du plus profond de ma poussière ocre rouge d’Afrique je la regarde avec fierté. Malgré le corps identique des milliers d’êtres qui habitent la termitière cimentée de salive elle est toute seule au milieu de la rue en bas la tête droite et dressée dans son tissus de coton mauve où des motifs géométriques jaunes et cannelle étincellent et battent contre ses flancs.
Moolaade. Tes pieds sont tendres comme les fleurs blanches du café sur lesquelles tu marches en montant vers moi.
Moolaade. Droit d’asile fragile. La fleur de café blanche grandit à l’intérieur de la graine noire souveraine. Elles ont toutes les deux le même corps qui nourrit les grands parfums du monde.
Moolaade. Ta graine de café fendue était si douce avant. Avant… Moolaade. Droit d’asile fragile pour un corps de fillette à l’intérieur d’un corps de femme. Tes maisons d’argile cuites au soleil tout en haut sont blanches comme les pagnes de la circoncision. Moolaade.
Moolaade. La termitière rouge de N’gouma est cimentée de salive. Je voudrais la secouer de moi. Le village de N’gouma appartient aux femmes. Ce sont elles qui apportent l’eau du fleuve dans les cuvettes en plastique multicolores. Ce sont elles qui couvrent doucement les enfants de mousse et de fleurs de coton dans l’eau des cuvettes en plastique rouges jaunes vertes orange. Ce sont elles qui pétrissent les galettes avec des gestes lents et joyeux en puisant l’eau des calebasses peintes de couleurs vives. Le village de N’gouma appartient aux femmes. Ce sont elles qui font les gestes amples de la vie.
Moolaade. Les hommes ont mis les exciseuses vêtues de rouge de leur côté en leur donnant le pouvoir de couper le corps des femmes et de recoudre la blessure pour un seul. Il n’y a pas d’amants ni de femmes adultères à l’intérieur de la chair ocre du village de N’gouma.
Moolaade. Il y a une bassine de fer blanc au creux de laquelle la première épouse l’aînée lave doucement le sang coagulé de la blessure décousue entre les cuisses de la deuxième épouse la préférée. Moolaade. Comme ta chair était douce avant. Avant… Comme était tendre le parfum vert de ton grain de café.
Moolaade. Droit d’asile fragile cordon de laine tressé à dix centimètres de hauteur. Je t’écris et elles demeurent devant toi en robe rouge sur le seuil arrêtées.
Moolaade. Je t’écris avec des couteaux au manche de plastique rouge jetés sur un drap blanc entre les pieds drapés de terre des exciseuses. Le pouvoir des hommes s’écoule et suit le galbe parfait de leurs cuisses sous leur longue tunique d’écarlate.
Je t’écris avec la lenteur et le rythme rouge de l’Afrique à l’intérieur de la peau des gros reptiles dont les chasseurs blancs ouvrent le ventre à la machette. Leur chair mêlée à de petits piments écrasée est agréable sur la langue.
Je t’écris de dedans leur chair sous leur ventre là où leurs pattes aux doigts peints par la poussière ocre qui farde tout ici font rouler des bouteilles vides parmi des cuvettes en plastique multicolores à côté de l’étalage du marchand. Les enfants poussent sa charrette qu’il tire semblable à un bourricot quand il vient s’installer entre la termitière cimentée de salive et la mosquée à l’intérieur de laquelle les hommes assoient leur vérité. La mosquée qui est une termitière aussi.
Moolaade. Je t’écris au-delà du cordon de laine tressé devant le seuil de la cour des femmes car je suis celle qui n’a pas cessé d’attendre.
Moolaade. Fatou marche de son pas lent d’Africaine le long de la rue Mouffetard qui monte vers le cabinet du docteur Nam. Le docteur Nam c’est tout une histoire ça encore ! Mais à quoi bon la raconter ici ? Le docteur Nam est un homme qui habite ici à l’intérieur de la termitière depuis longtemps. Et c’est ce qui compte pour Fatou qui n’a pas de temps à nettoyer avec les mots.
- Si c’est un homme alors ça ira… Elle a dit Fatou en répétant le nom qu’elle porte à l’intérieur de sa bouche depuis qu’elle a quitté le village de N’gouma.
- Docteur Nam… Docteur Nam…
Moolaade. C’est un mot qui sonne comme l’eau offerte dans les calebasses peintes de motifs géométriques entre la lenteur rouge des termitières sacrées qui se sont posées là pareil à des palais et qu’aucun prince revenu de l’exil n’a encore détruites. La plus grande juste en face du seuil de la cour où les fillettes qui ont échappé aux mains des exciseuses ont revêtu des vêtements tout différents. De petites robes de cotonnades claires aux tons joyeux.
Moolaade. Moolaade. La termitière rouge de N’gouma est cimentée de salive. Je voudrais la secouer de moi. La plus grande des termitières marque l’interdiction d’enfreindre le rite sacré du
Moolaade. Moolaade. Le droit d’asile qu’offrent les femmes à qui vient se réfugier à l’intérieur de la cour ronde formée par les maisons d’argile blanche cuite au soleil. Une joute a eu lieu entre la plus grande des termitières et la mosquée au sommet de laquelle un œuf d’autruche blanc et rond veille sur le lieu où la vertu des hommes s’asseoit. La mosquée est une termitière aussi. Aucune des deux n’a gagné malgré la force de dévoration qui les a conçues. Aucune des deux ne connaît le mot qui arrête le Moolaade.
Moolaade. Une odeur douce comme ta graine de café vert me monte aux lèvres pendant que tu soulèves le long tissus de couleur vive qui habille ton corps d’enfant chauffé par ta course dans ma poussière ocre rouge et que tu t’accroupis pour uriner soigneuse entre tes pieds. Avant… C’était avant… Ensuite un petit caillot de sang me séparera aussi de l’eau de ton corps. Nous ne serons plus jamais complices.
Moolaade. Fatou s’est arrêtée à la hauteur de la porte du docteur Nam car ici il faut des portes pour qu’on n’entre pas dans la maison des hommes. A l’intérieur du foyer Sonacotra c’est pareil. Il y a des portes partout alors qu’on habite à cinq ou six la même chambre pêle-mêle avec les valises au-dessus de l’armoire et sous les lits. A l’intérieur du foyer Sonacotra il n’y a pas même un petit coin où on peut s’accroupir et sentir son corps posé là contre la terre ocre rouge entre ses doigts de pieds.
- Fatou ! Fatou ! … tes doigts de pieds parfum café sont si jolis… tous les hommes doivent en être amoureux !… Voilà ce qu’elle dit chaque soir sa copine Suah en lui massant doucement les chevilles et chaque doigt de pied un par un parce que Fatou ne s’habitue pas à la morsure noire de l’asphalte où ça ne se fait pas de marcher pieds nus. Ici les fines sandales roses brûlent ses talons. Ici je ne sentirai plus la douceur de sa peau soyeuse se frotter contre la poussière ocre rouge d’Afrique.
Moolaade. Fatou lit sur la plaque clouée au milieu de la porte du cabinet du docteur Nam : " Docteur Nam. Chirurgie réparatrice des organes génitaux féminins. " Au milieu de tous ces mots alignés comme les cuvettes en plastique multicolores Fatou en a saisi un aussitôt qu’elle pétrit au creux de ses mains le mêlant à quelques gouttes de sueur un peu ocre.
- Oui… c’est vrai… elle murmure Fatou en appuyant d’un doigt décidé sur la sonnette… si je suis venue jusque-là c’est bien pour être réparée…
- Réparée… comme une chose qu’on a cassée alors ?… Non… elle murmure Fatou le doigt toujours appuyé sur la sonnette du cabinet du docteur Nam… Non… pas comme une chose… Non… réparée comme quelqu’un qu’on a blessé il y a longtemps…
Moolaade. Ta graine de café fendue était si douce avant. Avant… Moolaade. Droit d’asile fragile pour les fillettes qui ont couru jusqu’à la cour ronde des femmes que les maisons d’argile blanche protègent des secrets anciens de la termitière rouge cimentée de salive et des rites absurdes de la mosquée qui tourne sur elle-même en colimaçon vers le ciel nu. La mosquée est une termitière aussi.
Moolaade. Sur ma terre ocre d’Afrique les talons doux et légers des fillettes impriment un chemin qui refuse d’écarter d’elles leurs désirs. A dix centimètres au-dessus de ma terre ocre d’Afrique le seuil de la cour ronde où les femmes versent l’eau des cuvettes en plastique multicolores dans de grandes jarres d’argile vivantes comme des ventres est relié aux autres demeures par une cordelette de laine tressée.
Moolaade. Ma terre ocre d’Afrique vit en moi aussi insouciante et légère que toutes les terres où s’écrit l’histoire des êtres qui marchent sur la trace de leurs désirs.
A suivre…
Texte écrit du 22 mars au 1er avril 2005