Asikel la première transhumance
Mercredi, 27 avril 2011
Ecoute… écoute… je voudrais te raconter une histoire…
Yurugu le petit fennec blanc du géant maître des déserts As‑Sahhara comme tous ses frères aux pattes légères n’est petit que par la taille et surtout pas par le cri… Riaouh ! Riaouh ! Riaouh !… L’appel d’Yurugu le solitaire descendu de la falaise de Bandiagara pour rejoindre par la danse la cité fantôme aux murailles claires de Ghat lui l’errant condamné à faire le nomade sur une terre impure et sèche perce de sa flèche d’argent l’écran des brumes de sable bien mieux que le hurlement de tous les chacals du Fezzan… Riaouh ! Riaouh ! Riaouh !…
Le cri de Yurugu ricoche de l’aube à l’aube et rebondit sur la crinière de gouttes sèches des ergs… Riaouh ! il se faufile entre les touffes des acacias épineux barbelés nains gris turquoise qui font blessures fugaces aux pieds mêmes des Touaregs et tam‑tame dessus le ventre rond des peuplades de coloquintes du Tassili Maghidet aux tatouages mandarine et jaune awragh filles du soleil Asafuk… Hop ! et Hop !…
Ecoute… écoute…
Les murailles de banco rouges barbouillées à la craie que les pierres roulées en bas des irrekanes aiguilles dressées les veilleuses de l’erg Titersine ont donné aux femmes touarègues qui ont peint la citadelle de Ghat n’existent pas… Ghat la première ville touarègue du Fezzan libyen est un mirage voilé par les tagelmouts indigo les cheichs du ciel sans pitié qui boit les yeux des toubabs… Elle n’appartient qu’aux voyageurs du sable venus du Ténéré ou de bien plus loin encore… Dans les ruelles tortillonnes écumeuses de poussière qui mousse de la petite kasbah où des bouts de terrasses blanc crème font le dos rond une tribu de jeunes chevreaux se culbutent comme des dominos en piaillant et tambourinent aux portes peintes ocre et safran… Tam tam ratatam !… La vieille Imma Itri trottine par derrière à trois pas plus un de sa canne taillée d’acacia bleu toute noire du cheich à la djellaba picorée de Croix du Sud mauves autour de la capuche…
‑ Ourt‑ourt ! Ourt‑ourt !… avancez les pitounets… ourt‑ourt ! ourt‑ourt !…
Au milieu de l’après‑midi des étés masques de céruse du Fezzan la cité des Ajjers grogne de courts jappements et éparpille son corps d’argile sous les griffes des gros lézards qui supportent contre leur armure la chaleur qui rend fou et guettent… Au bout de par en par des ossements de pierres les troupeaux de palmiers lents s’ébrouent un peu vigilants serviteurs des oasis de l’erg Ubari où ils boivent tout leur saoul mais ici ils sont les esclaves aux épaules fouettées par l’amshif du Sud et les griffures de verre… Ils dodelinent leur grosse tête d’animaux fossiles qui ramènent la fraîcheur de loin au‑dessus de l’oued Tanezzouft à moitié bu où des bains d’eau chaude se répondent les éclats de rire quand les toubabs qui passent par la ville frontière pour remonter vers Sehba ont retrouvé la piste et attendent que le crépuscule violette et brise le cercle des brûlures…
‑ Ourt‑ourt !… p’tits p’tits p’tits !…
Tout au bout de la citadelle effarée les barcanes rouquines reprennent leur attitude moelleuse d’indifférence et n’importe quel guetteur d’ombre à la porte de la ville tourné du côté de l’Erg Ubari et d’Al Awaynat qui tient l’eau dessous ses pieds sait qu’on peut mourir de désespoir quand on n’a plus soif ici… C’est un peu au Nord de l’oued Tanezzouft là où les touffes d’alfafa escaladent les orges et les roseaux qui zigzaguent une ou deux semaines dedans les marres aux auréoles azur et café au milieu des flaques d’argiles s’il survient la pluie d’orage que la baraque en banco d’Asikel continue de s’accroupir comme les joueuses de tindé au moment des Ziaras qui rassemblent les peuples des Ajjers deux fois par an…
C’est bien rare autant que l’or des flammèches qui allumaient les lampes à huiles des conteuses de son enfance… ah ouais ! c’est bien rare qu’y ait quelque chose qui pousse par ici il se dit justement Asikel pendant que le moula‑moula avec son T noir peint au calame sur la queue asticote les trois chèvres Awragh la jaune Azayyagh la rouge et Amellal la blanche en sautillant ressort par‑dessus leurs têtes… Craf ! Craf ! Craf !… C’est Awragh la jaune qui secoue ses cornes courtes pour dire que ça suffit mais moula‑moula insiste et lui arrache la brindille d’orge qui sauve la journée du ventre vide… Craf ! Craf ! Craf !…
Pour Asikel ça n’a pas d’importance qu’il pousse ou qu’il ne pousse pas quelque chose ici vu que les Berbères Touaregs de sa tribu ils n’ont pas dans la peau de faire les jardiniers comme les habitants des oasis et ceux des lacs d’Ubari où il dirige la transhumance sitôt qu’il peut avec les trois chèvres et les deux chameaux de sa famille : Asafuk le soleil mâle et Ayyur la lune femelle au poil plus blanc que la blancheur des mamelles de l’erg… C’est tout ce qu’il lui reste à Asikel si on ne cause pas des quelques chèvres et des chevreaux juste sortis des mamelles qu’Imma Itri lui passe à l’occasion de la vaste caravane de la tribu familiale qui a crapahuté aussi loin en arrière qu’on le sait comme le font les nomades du Fezzan et les autres aussi entre les tourbillons de sable roux et rugueux du Sahara…
Au fond de la mémoire en vrac d’Asikel il y a depuis qu’il a commencé à courir enroulé dans son takakat couleur d’argile au ras des dunes de l’erg Titersine chassant les chevreaux et les agneaux de l’année pas plus grands que lui en criant comme son père Abu H’emu lui a appris avant qu’il parle même : Ourt‑ourt !… Ourt‑ourt !… le rassemblement à la fin de l’hivernage et aussi deux autres fois dans les saisons du désert de tous les troupeaux de la tribu de son père et de ses oncles pour le grand voyage des oasis… C’était le temps de la vie bonne et libre dessous les kaïmas en peaux de chèvre et leurs piquets de bois d’acacia et du portage par les chameaux de tête museau dressé babines fières qui claquent et mènent les bêtes dans leur sillage contre la chaleur brute aux morsures rouges et cuivrées…
Le nombre des chameaux d’abord et leur belle tenue avec leurs harnachements d’argent et les selles de cuir taillées et incrustées de turquoises ou de lapis lazulis couvertes de tissages aux couleurs vives c’était le signe de la richesse des tribus et il y avait les troupeaux suivis à la fin par les petits ânes gris et les chiens qui donnaient à la transhumance sa joie et sa grandeur. Sa première transhumance à l’âge de six ans Asikel ne l’a pas oubliée vu qu’elle l’a conduit lui qui restait avant avec les vieilles femmes à l’intérieur du patio de Ghat à regarder les mouvements fantômes au creux des halos de chaleur des monts d’Akakus et du Djebel Idinen jusqu’aux lacs d’Ubari qui sont impossibles à imaginer…
C’était la plus petite des courses mais une des plus fascinantes à cause de l’enchantement qu’il avait eu après les dix journées solaires qui lui avaient fracassé les chevilles où scintillaient et carillonnaient encore les khal‑khal d’argent que sa mère lui prêtait pour le protéger des djnoun jusqu’à ce qu’il ait grandi de débouler en se laissant couler comme un jeune fennec au pied des géantes dunes laiteuses sur les rives aux griffures vert et violet des lacs brossées par les crêtes ébouriffées vert turquoise des palmiers… Ils avaient bien fait halte en chemin dans la petite oasis d’Al Awanya où il s’est arrêté comme en extase devant le plus gros acacia qu’il ait vu à cette époque nourri qu’il était par la source souterraine qui trouait les langues de sable rouge soudain en étroits lagons éclaboussés de lucioles d’eau mais à côté des joyaux qui crépitaient leurs vaguelettes sans fin à même la pelisse ondulante des mamelles blanches c’était rien du tout alors !… Ourt‑ourt ! Ourt‑ourt !…
C’était vrai il s’en souvenait bien Asikel qu’il avait poussé ce cri inutile vu que les chameaux de tête et tout le troupeau tenu serré par Abu H’emu et ses deux oncles entourés des cousins déjà des meneurs de caravanes avertis étaient entraînés en direction des enclos maintenus comme les toiles des kaïmas par les pieux d’acacias au bord de la plus vaste des retenue d’eau bordée de plantes sauvages Um el Ma… il l’avait poussé tellement la beauté de ces espaces inconnus qui étaient son pays de la soif l’avait étouffé de bonheur qu’il n’avait pas pu se retenir… Ourt‑ourt !…
A suivre...