L'habit vert
Leïla Sebbar
L’heure du conte c’est l’heure des mondes des merveilles où on peut se tirer d’ici où on peut croire qu’on va se balader à l’intérieur des miroirs comme l’ange Heurtebise et découvrir sur les parkings de la cité là où il y a un peu de terre des arbres avec des fruits qui sont des diamants et des émeraudes. En Afrique les histoires on les raconte au milieu du cercle des maisons couvertes d’argile blanche la nuit dans la cour des femmes et la langue berce de sa musique qui rebondit comme sur le Tam-Tam sacré d’origine "… je devais raconter une histoire, ils aimaient les histoires d’ogresses, j’en avais lu chez l’institutrice française, moi aussi j’aimais ces histoires-là… "
Et la langue emporte l’eau du fleuve quand elle revient après les sacrifices pour redonner à la terre sa part de tout ce qu’on prend sur elle depuis des années que ça dure. La langue dans la bouche des femmes c’est le chant du fleuve quand elles portent les bassines de couleurs vives l’une derrière l’autre jusqu’au village pour verser au creux des jarres ocre rouge. Mais ici dans les villes énormes aux murailles géantes qui ne laissent au milieu que des parkings blues pour se retrouver vite fait entre potes s’il n’y a pas les voitures des patrouilles qui tournent sans arrêt la nuit le jour elles tournent… ici il y a d’autres rituels qu’on a inventés sans savoir parce qu’on ne peut pas vivre privés des choses magiques qui font rêver et qui redonnent envie.
« … J’aime l’eau qui coule quand j’ouvre avec la clé de la fontaine, si elle allait par les souterrains jusqu’à la mer et si elle s’arrêtait devant la maison de ma mère dans son pays, loin… » Et les mots qui se transmettent d’une femme à l’autre… de la fille à la mère… les mots sont toujours ceux de la reconnaissance « … parfois dans un roseau creux que je coupe dans un parc, je glisse un papier avec des mots pour ma mère… ces mots-là dans le roseau siffleront dans sa langue, elle comprendra. »
Mais ici dans les villes énormes dans les cités folles dans les ghettos et les bidonvilles quels rituels pour sauver les enfants du commerce des nouveaux esclaves du commerce de leur peau de leur sang de leurs rêves ? Chacune des jeunes filles des nouvelles de L’habit vert est passionnée par les histoires les récits et les contes… même si parmi elles certaines viennent d’un lieu très pauvre comme dans La fille de l’Atlas « … l’Atlas c’est loin des villes, il faut de l’argent et l’argent on n’en avait même pas pour l’école… » elles aiment les livres et elles finissent par apprendre à lire et par oublier en se perdant parmi les mots toutes les terreurs de l’enfance comme le petit Jules Vallès enfermé et puni à l’intérieur de la salle de classe ne se souvient plus du temps et de la cruauté du père qui est aussi le maître à mesure qu’il s’enfonce léger dans la nuit au gré des pages du gros livre. Les mots des livres ne mentent pas… les mots des livres sont les seuls êtres solidaires des enfants égarés.
« J’ai suivi Madame à Saint-Pourçain-sur-Sioule. Je l’ai servie… J’étais sa lectrice : « Tu vois, j’ai eu raison, et tu lis très bien. » J’ai lu tous les livres de sa bibliothèque blonde en bois de merisier… J’ai lu jusqu’à la migraine. Mais ça m’a plus. Surtout Les Hauts de Hurlevent. Je l’ai lu plusieurs fois, pas seulement pour Madame. Elle aimait Autant en emporte le vent, moi aussi, mais surtout les livres de Pierre Loti. On n’était pas toujours d’accord. » La Villa
Dans les cités ici il y a tout ce qu’on veut si on regarde bien… mais il n’y a pas de livres qui circulent de main en main au pied des blocks… Il y a la came… les flics armés de flash bals qui chargent les jeunes garçons comme ils ont fait à Clichy et qui les coincent dans un transformateur électrique… les cocktails planqués au fond des caves sans doute on n’en a jamais vus… mais il n’y a pas de livres…
Et pourtant on est tellement loin à Paris sur Seine du dark ghetto de Chicago ou de Harlem et de leur brutalité au quotidien… Même si « les mamas mères maquerelles » font venir des filles du pays pour travailler ce sont peut-être elles aussi ou des sortes de proxénètes dans leur style qui font mendier les jeunes femmes vêtues avec le foulard et la robe noire jusqu’aux pieds sur les escaliers du métro la tête baissée et la main juste qui dépasse de leur suaire une main fine aux veines bleues sur le dos de la paume elles aussi on dirait des madones sombres abandonnées là…
Même les mamas ne savent pas ce que c’est que le dark ghetto une vraie usine à désespoir pour le coup… les mômes petits flingués au revolver… Ici tu marches dans la rue avec le soleil sur toi comme un tatouage la tête haute… Ici tu es libre et la cité tu la traverses sans crainte c’est ta belle étrangère… Même si on n’oubliera pas Sohane et ce qu’on lui a fait qui n’a pas de mots même si on n’oubliera pas Ziad et Bouna à Clichy enfermés électrifiés tués pour rien ni ce qu’on a vu en Novembre les flics les guns pointés les menottes les voitures hurlant à travers les rues de la cité et les grands incendies qu’une jeunesse qui refuse qu’on l’emmure vivante à l’intérieur d’un ghetto muet allumait pour retrouver la rage des guerriers indiens et leur fierté.
« … Un homme joue de la flûte. Il meurt avant la fin de la mission… C’est beau un homme qui chante sur les sentiers, dans les bois de chênes-lièges, à travers les genévriers, un chant de soldat épuisé… »
La banlieue la cité c’est leur territoire et ils l’aiment comme le chante Anis qui vit à Cergy Pontoise : « Ma banlieue pourrie… mon p’tit paradis… » Ces mots-là ne mentent pas non… ils disent à la fois le lieu qui fait mal et puis c’est le seul qu’on aie et quand on y naît on l’a dedans de soi comme un talisman comme une terre chère la terre de Palestine aux enfants palestiniens la terre d’Algérie au poète Jean Sénac qui ne pouvait pas aller incendier ailleurs son soleil et qui a préféré la cave de la rue Elysée Reclus pour retrouver « l’enfant brodé d’écorchures » et y mourir abandonné… presque tous.
La vieille quitte un peu son banc sous le viaduc parfois « … Elle s’arrête devant l’enfant de pierre, il ressemble à Rémi de Sans famille… Au-dessous de l’enfant en belles lettres inclinées : Abandonné ! »
Abandonnés ils le sont tous les jeunes filles et garçons des cités de banlieue alors qu’on crie bien haut que plus personne n’est à vendre dans les pays où les femmes et les hommes ont des droits mais pas tellement celles et ceux qui sont « … Chocolat, tête de nègre, pain d’épice, café au lait, marron glacé… Toutes les couleurs des îles… » Le pays de l’enfance c’est comme ta maison… si tu n’y es pas chez toi et qu’il n’y a pas le refuge quelque part dans une cabane au fond du terrain vague un entrepôt entre les voies express et la ligne du RER personne n’y vient jamais un jardin sauvage autour d’une bâtisse dont on a arraché le toit alors tu ne seras chez toi nulle part…
De partout ils fuient ils s’en vont depuis toujours et si chez eux ça a été un jour le pays des histoires et des rêves ils ne le savent pas ne le savent plus… Les jeunes gamins palestiniens de l’Intifada est-ce qu’ils liront les poèmes de leur poète qui raconte sans cesse et sans se lasser la demeure et la terre de L’Indien rouge ? Est-ce qu’ils emporteront avec eux tous ses livres quand le mur aura fini de les enfermer hors de leur corps… captifs amoureux d’un désir incendié ?
« Je leur ai raconté l’histoire du poète français amoureux des Arabes, des jeunes Palestiniens et du Maroc… Il les aimait, c’est tout. Il était vieux et malade. Il habitait un petit hôtel dans le XIIIe arrondissement de Paris… Je sais qu’il est enterré au Maroc, peut-être dans un petit cimetière marin. » La fille de l’Atlas
Abandonnés les jeunes palestiniens habitent les livres des poètes mais pas leur corps et pas leur terre déchue et ils savent que partout sur la terre qui n’est pas la leur qui n’est pas la terre des hommes fiers et libres des guerriers indiens mais celle des marchands d’armes et des dieux fous on ne les aime pas et qu’on les abandonne à ceux qui « se sont partagé le monde » comme le dit le chanteur rasta Tiken Jah Fakoly venu de la Côte d’Ivoire et dont les textes des chansons afro nous parlent de nous… de notre réalité semblable à celle des Africains parce que nous ne sommes séparés qu’avec une certaine idée de la couleur de peau de la race… des mots qui n’ont pas cours dans la banlieue où on a tous grandi mêli-mêlo ensemble et venus de n’importe où.
« … En même temps que les autres, ils sont arrivés dans cette ville… Des immeubles construits en une nuit, pas vraiment, mais en peu de jours, des immeubles pour les pauvres… »
C’est vrai… « Ils se sont partagés le monde et ils ne nous ont rien demandé ». Les jeunes garçons et filles des cités dont les parents sont venus d’Afrique il y a quarante ans ne connaissent pas les poètes et les créateurs de leurs pays… ils n’écoutent pas les griots le soir sur la place du village devant les notables rassemblés au milieu des termitières rouges… ils n’entendent pas les chants des Tam-tams ni les voix des femmes qui content au centre de la cour de l’autre côté du fil de laine aux trois couleurs.
Ici ils sont nés ensemble les uns à côté des autres les jeunes garçons et les jeunes filles de parents venus d’Afrique à l’intérieur de la cité dans les blocks les tours les barres ils ont recréé en grandissant le village le cercle aux palabres et aux contes… ils ont recréé sans rien savoir les façons de communiquer des anciens qu’a filmées Ousmane Sembené pour ne pas crever de solitude et d’ennui. « … Dans le petit immeuble, seule famille algérienne. Ma mère s’est ennuyée… Elle pleurait souvent… » Ils ont recréé le cercle sans les mots.
Abandonnés les jeunes palestiniens qui posaient heureux et bourrés d’espoir le 13 septembre 1993 avec le drapeau palestinien comme un cerf-volant qui s’envolait enfin sans la blessure des fils barbelés sur sa toile légère sont maintenant tous nus face aux caméras des TV du monde qui offre leur peau aux bradeurs d’histoire. Leurs corps d’enfants violés par les yeux goulus et vicelards des milliers de vieillards qui les convoitent pour leurs festins d’impuissance.
Ils sont semblables à cette jeune combattante du maquis « J’étais debout contre les pierres entre deux soldats, l’un à droite, l’autre à gauche, ils me tenaient le poignet pour me présenter à l’appareil, un trophée guerrier, vivant… Ils me regardaient tous. Le photographe a fait son travail… » Et pourtant ça n’est pas une vie pour des enfants leur vie… c’est une galère comme celle des petits mômes 6 ans 8 ans à peine qu’on voit dans le film La cité de Dieu au Brésil un flingue à la main face à l’océan. Qui vont-ils descendre ? Pourquoi ils tuent ? Ils croient qu’ils jouent et ils n’ont pas peur.
Le maquis ça n’était pas encore le temps de l’Algérie le temps des femmes et des hommes debout droit comme l’olivier dans sa jeunesse. Ça n’était pas encore le temps des « citoyens de beauté » mais celui des treillis et des godasses militaires pour de vrai pas comme aujourd’hui dans les banlieues on voit les garçons et souvent les filles aussi avec les habits achetés dans les boutiques parisiennes qui imitent ceux des soldats…
Les habits de la guérilla urbaine comme la nomment les journalistes qui n’ont jamais vécu dans les cités… « … ils s’habillent pour faire les beaux, pas dans la cité. Ils vont loin là où personne ne les connaît, là où le père ne va jamais… avec son pauvre habit pour les poubelles et les rigoles. C’est la honte. » Ils aiment les habits à la mode pareils aux parkas avec le portrait du Che mais que savent les jeunes des banlieues de l’idéal des guérilleros ? L’image rouge et noire sur le vêtement ou le béret avec l’étoile ils ne l’achètent pas et le keffieh non plus… C’était le temps des maquis et de ce qu’on croyait être bientôt le pays d’une jeunesse rebelle et ardente…
Dans le maquis il y avait des jeunes filles « … Avec les hommes, des frères, des cousins, pantalon d’homme, vareuse, pataugas et casquette, habillée comme eux… » Il ne fallait pas avoir peur. La guerre ça n’était pas un jeu d’enfant. Les jeunes garçons au pied des blocks ne savent pas et ils attendent qu’on leur raconte… Les guerres eux ils les regardent à la télé et ce sont celles des autres jamais les leurs. Jamais celles de leurs parents pour un pays qu’ils ont aimé avant qu’on les oblige à partir. Les jeunes au pied des blocks n’ont pas d’autre pays à défendre que celui de la cité… S’ils rencontraient celle qui est une vieille femme aujourd’hui ils aimeraient qu’elle leur parle du Maquis… qu’elle raconte son histoire et celle de l’officier qui l’a arrêtée… ils ne riraient pas…
« … Tu sais lire notre langue… C’est incroyable ! J’ai pas le temps de lire… tu liras pour moi, tu me raconteras… » C’est avec les mots des histoires les mots des livres que la guerre a perdu de son pouvoir d’attraction et aussi un peu de son sens. La guerre ce sont des gens qui ne s’aiment pas… Il y a des histoires d’amour dans les livres des histoires où des êtres jeunes se rencontrent et ils s’aiment. « … On part, on rêve, on vit des histoires d’amour impossibles, c’est les plus belles tu ne trouves pas ?… » et soudain l’idéal guerrier se transforme en passion amoureuse mais c’est la même chose parce qu’au fond le drame reste là présent comme dans les toiles claires-obscures du Caravage et que dans l’amour il y a toujours la peur de la mort envoûtante et sacrée.
« J’étais sa liseuse, sa conteuse, ce n’était plus la même guerre, même si les livres parlaient de la guerre, l’officier oubliait sa guerre, il disait qu’il ne l’aimait pas, qu’il faisait semblant, il n’allait pas déserter, dans sa famille ça ne se faisait pas, et moi aussi j’oubliais les Frères et le sang. » Maquis
A suivre...