Damnés de la terre
5 décembre 2013 mort de Nelson Mandela à 95 ans à Johannesburg.
6 décembre 1961 mort de Frantz Fanon à 36 ans à Washington d’une leucémie.
20 juillet 1925 Frantz Fanon naît à Fort-de-France. 1943 il entame des études de médecine à Lyon en même temps que des études de philosophie et de psychiatrie. Il centre son travail sur la psychologie en milieu colonial.
1952 il publie Peau noire, masques blancs sa thèse de doctorat en psychiatrie aux Ed. du Seuil.
De 1953 jusqu'à 1956 il est médecin‑chef à l'hôpital psychiatrique de Blida‑Joinville et y introduit des méthodes de sociothérapie qu'il adapte à la culture des patients musulmans algériens.
1954 c’est le début de la Guerre d’Algérie et Fanon entre en contact avec des officiers de l’ALN et des responsables du FLN.
Novembre 1956 il démissionne de son poste et est expulsé d'Algérie en 1957 par les autorités françaises. Il rejoint le GPRA à Tunis puis devient membre de rédaction d'El Moudjahid.
1959 Fanon fait partie de la délégation algérienne au Congrès pan-africain d'Accra. L'An V de la révolution algérienne est publié par François Maspéro.
Mars 1960 il est nommé ambassadeur de l'Algérie au Ghana.
1961publie Les Damnés de la terre préfacé par Sartre aux Ed. Maspéro.
“ Les peuples africains se sont récemment découverts et ont décidé, au nom du continent, de peser de manière radicale sur le régime colonial. Or les bourgeoisies nationales, qui se dépêchent, région après région, de constituer leur propre magot et de mettre en place un système national d’exploitation, multiplient les obstacles à la réalisation de cette ‘ utopie’. Les bourgeoisies nationales parfaitement éclairées sur leurs objectifs sont décidées à barrer la route à cette unité, à cet effort coordonné de deux cent cinquante millions d’hommes pour triompher à la fois de la bêtise, de la faim et de l’inhumanité. C’est pourquoi il nous faut savoir que l’unité africaine ne peut se faire que sous la poussée et sous la direction des peuples, c’est-à-dire au mépris des intérêts de la bourgeoisie. ( … )
Economiquement impuissante, ne pouvant mettre à jour des relations sociales cohérentes, fondées sur le principe de sa domination en tant que classe, la bourgeoisie choisit la solution qui lui semble la plus facile, celle du parti unique. Elle ne possède pas encore cette bonne conscience et cette tranquillité que seules la puissance économique et la prise en main du système étatique pourraient lui conférer. ( … ) Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique. ( … )
Comme elle ne partage par ses bénéfices avec le peuple et ne lui permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d’un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire sa solidité de l’existence d’un leader. Dans les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puissance économique de la bourgeoisie. Par contre dans les pays sous-développés le leader représente la puissance morale à l’abri de laquelle la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide de s’enrichir.
Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve a suivi les démêlés du leader avec la puissance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote. Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale.
En dépit de sa fréquente honnêteté et malgré ses déclarations sincères, le leader est objectivement le défenseur acharné des intérêts aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et des ex-compagnies coloniales. ( … ) Le leader apaise le peuple. Des années après l’indépendance, incapable d’inviter le peuple à une œuvre concrète, incapable d’ouvrir réellement l’avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l’histoire de l’indépendance, rappeler l’union sacrée de la lutte de libération. Le leader, parce qu’il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s’enivrer de l’épopée qui a conduit à l’indépendance. Le leader - objectivement - stoppe le peuple et s’acharne soit à l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher d’y prendre pied. ( … )
La nation ne doit pas être une affaire dirigée par un manitou. Aussi comprend-t-on cette panique qui s’empare des sphères dirigeantes chaque fois qu’un de ces leaders tombe malade. C’est que la question qui les obsède est celle de la succession. Que deviendra le pays si le leader disparaît ? Les sphères dirigeantes qui ont abdiqué devant le leader, irresponsables, inconscientes, préoccupées essentiellement de la bonne vie qu’elles mènent, des cocktails organisés, des voyages payés et de la rentabilité des combines découvrent de temps à autre le vide spirituel au cœur de la nation. ( … )
Le gouvernement national s’il veut être national doit gouverner par le peuple et pour le peuple, pour les déshérités et par les déshérités. Aucun leader quelle que soit sa valeur ne peut se substituer à la volonté populaire et le gouvernement national doit, avant de se préoccuper de prestige international, redonner dignité à chaque citoyen, meubler les cerveaux, emplir les yeux de choses humaines, développer un panorama humain parce qu’habité par des hommes conscients et souverains. ”
“ Mésaventure de la conscience nationale ” in Les damnés de la terre
Carnet de Route Lundi, 17 décembre 2013 RER E Le Perreux
Au Perreux la chambre toute petite où je croyais ne jamais pouvoir écrire et je ne voyais pas mais Yurugu l’ami qui ne se sépare pas de son boulier de sable le savait que c’était parmi toutes mes gares de transhumance une de celles qui me rapproche de la vie. La vie comme elle est dans sa coquille vitrail d’inconnu avec ses grands arbres sa mousse épaisse que les chats dévorent de leurs pieds velours sa chouette hulotte et les mille quinquets météores de ses yeux étoiles fugitives de ma night son troupeau de fleurs toujours filant les saisons de leur quenouille de couleurs et de parfums passagers. La vie que je n’ai pas eue ici jamais dans la citadelle de Babylone‑Zero une gare une vraie de celle où on attend de prendre les rails juste pour cette éclaboussure d’azur qu’on a toujours sue et pas à côté cette cible qu’on n’atteindra pas parce que la nature intime des rails et leur brûlure de métal sur la peau des pieds dessous où la rosée du matin et de la nuit rassure de ne pas finir.
Il n’y a pas de piste de braise qui s’achève et aucun désert qui touche à sa fin pour la caravane il n’y a pas de puits qui étanche ma soif et qui me désaltère du désir d’enfance vigoureux et neuf de croiser dans une gare aux volets de bois bleu lavande et sa farandole de mosaïques fleuries verte bleue blanche au fronton l’autre le voyageur l’errant le hobo mon frère d’autres trains de nuit qui comme moi ont lié leur histoire à la route de la bonne poésie.
Petites pépites d’or pathétiques de quelques jours les feuilles du bouleau en face de la fenêtre ne pèsent rien entre mes doigts et je les sèmerai demain cendres luisantes sur la terre pour les fruits que j’attends dans tous nos jardins celui‑ci et son verger qui m’a gardée tout l’été dans sa bonté a été vendu comme nous le sommes tous un jour à de fiévreux fabricants de murailles qui sont nos tombes déjà debout et la petite gare rejoindra bientôt les gravats gris bleu de mon enfance ferroviaire au goût d’amande et de prunelles.
Tuit tuit tuit j’entends l’appel audacieux et messager des froids des mésanges sur les branches au frisson soyeux des tamaris que le givre n’a pas déshabillés elles ne prennent pas elles la suite de la longue caravane d’Afrique des oiseaux migrateurs elles demeurent petites paysannes de l’écorce et du sel boules de soleil et de ciel turquoise écarquillées dans les creux d’ombre aux coupantes épées d’indigo.
Ma maison d’étrangère est ici dans les 14m2 où les livres de mes frères de sang poètes à misère sont mes boucliers de solitude je relis la vie de Camille Claudel Une Femme d’Anne Delbée qui court saute vole m’arrive par toutes les portes ouvertes à la volée de mon enfance mon grand‑père cheminot les premières gares les premiers trains la terre mouillée aggravée d’herbes savane haute bonnes protectrices les vieux pommiers tordus frondeurs creuseurs d’étoiles roses les sapins gardiens mes doigts poisseux de résine les cerisiers rouge sang et les papiers du notaire un jour d’été dans les mains de ma mère.
“ Entourée de héros, elle a décidé de montrer dans les groupes qu’elle choisit comment les petits triomphent des grands. L’idée lui en est venue l’autre matin. Une des pierres du Géyn, minuscule clown… ” Tous puissants et fomenteurs de mort de notre monde à Prétoria et à Qunu arrachant un petit morceau de chair chacun du corps emprisonné dedans de leur cachot monstrueux aux barreaux de mots indignes de l’acier bleu forgé à mains nues et fidèles de Mandela.
6 décembre 1961 Frantz Fanon meurt à Washington d’une leucémie. Les Damnés de la terre c’est nous n’est‑ce pas mon frère… mon frère le scorpion à qui je dois à qui nous devons d’être arrachés sans cesse à la terre qui est nôtre nous les enfants de terre‑béton qui la connaissons pourtant de tout notre corps en route. Fanon black comme Césaire anarcho‑communiste comme Sénac qui nomment tous les trois la Négritude de notre misère sociale et humaine.
Fanon qui écrit à partir de l’Afrique il y a 50 ans : “ La bourgeoisie occidentale a aménagé suffisamment de barrières et de garde‑fous pour ne pas craindre réellement la compétition de ceux qu’elle exploite et qu’elle méprise. Le racisme bourgeois occidental à l’égard du nègre et du “ bicot ” est un racisme de mépris ; c’est un racisme qui minimise. Mais l’idéologie bourgeoise qui est proclamation d’une égalité d’essence entre les hommes se débrouille pour rester logique avec elle‑même en invitant les sous‑hommes à s’humaniser à travers le type d’humanité occidental qu’elle incarne. ”
La petite bourgeoisie qui est parvenue à nous séparer de nos origines paysannes nomades en nous fossilisant dans l’usine tombeau d’où on peut imaginer en vain sortir et rentrer à volonté et dans le linceul de la Babylone‑Zero a réussi à nous couper de notre corps vivant.
Novembre 1969 treize ans au pensionnat et mon grand‑père le cheminot des arbres monte à bord de sa dernière loco je suis nulle part je ne la verrai pas s’éloigner je deviens un train de nuit dix ans plus tard ma mère vend la petite maison le jardin et son jardinier je suis déjà On the road je ne sais rien je n’aurai plus jamais de racines mais j’ai la conscience lucide et poétique du vol qui m’a été fait de mon histoire.