Gao ir ma koïma suite...
Yurugu il y a longtemps que je le sais
C’est toi qui as écris mon histoire parmi celles des Jeli au creux des tables de sable du grand désert d’as‑Sahara et des Tassili c’est toi qui m’as nommé Gao et tous les Jeli qui posent leurs pieds sur la terre n’importe où entre les quatre points de l’horizon c’est toi Yurugu qui les as nommés. Asif n'Azidan fleuve de douceur l’histoire du monde est née ici à l’intérieur de l’arche du Tazu de paille le grand panier aux quatre coins et les porteurs de paroles ont entendu le chant du sable. Ils sont venus chacun à la rencontre du récit qui danse entre les dunes géantes du gris orangé inconnu de l’erg d’Ubari ou au milieu des taupinières glacées du Désert Blanc grattant la pierre turquoise du ciel. Mais tous ils finiront pas se retrouver ici au bord de Joliba sur les flancs roses de Koïma Hondo.
Le Tobol des Djnoun bat au creux des irrekane du Tassili N’hagarra et rebondit entre les ruelles de silice et de grès noir il se cogne aux linteaux des portes trop basses pour les géants de Jabbaren. Arbres de pierre de Wan Tejedit et dédales roses de Sefar au grand dieu bras ouverts au‑dessus des Têtes Rondes sans visages qui marchent de Tin Aboteka à Jabbaren. Abris des antilopes au corps d’éléphant qui percutent les troncs des tarout les cyprès ancêtres de Tamghit où l’écho s’enroule autour de la lumière guidant le vol des quatre naines à crâne d’oiseau. Le Tobol des Djnoun qu’accompagne l’appel des Kel Essouf les génies de la solitude. Le sable qui chante aux oreilles des Jeli et des voyageurs de la soif tambourine sous les mains des sorciers frappant le grand tambour tabalé qui lui répond. Il transmet le récit de l’épopée des peuples et des hommes solitaires haranguant la lune tout le long du fleuve jusqu’à sa source en haut du Fouta‑Djallon.
De ce côté‑ci du monde je connais mon destin moi Gao fils des pères de mes pères nés dans la tribu de Soundjata Keïta et fils des ancêtres de ma mère les Berbères alliés aux pêcheurs Sorko maîtres de l’eau pour chasser le grand poisson. Bagu le silure et Luro‑na le python les génies d’eau du peuple Dogon où je suis né et où je ne cesse de retourner par mon double totémique sont les ancêtres Binu qui n’ont jamais connu la mort. Le double sacré de la tribu ancienne qui m’a adopté est le python‑nommo qui habite l’été à l’intérieur des baobabs creux gardiens de l’eau des pluies et de la terre. A l’hivernage il se déroule et sort de la bouche des vieux puits pour s’installer dans l’arc‑en‑ciel Lömmo et puis il revient avec la pluie pour nourrir les graines du fonio et du mil.
Yurugu moi qui n’ai goûté ni à la profondeur des sillons de terre brune ni à la douceur ronde des épis généreux ni à l’élan des branches des rosiers et des lianes du jasmin… moi qui ne connais que le poids des mangues mûres au creux de la paume l’odeur épaisse des paniers d’oignons sur la tête des femmes et la cadence lente des pileuses de mil dans le petit matin… j’ai quitté la tribu des anciens et leurs greniers à grains aux toits pointés comme des doigts vers les auvents de roche peints de signes rituels.
Comme toi Yurugu j’ai laissé les hommes accrochés en bas de la falaise de Bandiagara aux toguna les maisons communes dont les colonnes sont habitées par deux jumeaux androgynes petites présences de bois taillés les premières créatures terrestres du royaume d’Amma qui a façonné notre terre dans une boule d’argile et en a fait sa femme.
Comme toi Yurugu fils rebelle d’Amma je suis en quête des hommes qui croient à la force des habitants d’Ifriqiya et à la légèreté des cavaliers cités par l’oracle d’Amon maître de l’acropole d’Aghourmi dans l’oasis de Siouah tout près du pays de Libye.
Comme toi Yurugu moi Gao l’enfant d’Irani au pied de Bandiagara j’ai marché le long des pistes de traverse où tout n’est qu’ivresse de solitude et de désenchantement à la rencontre des étrangers à nos tribus de paysans qui montions la terre sur nos têtes en haut de la falaise à nos tribus de pêcheurs qui jettent les filets autour des pinasses à l’aube orangée au Sud de Tasharan à nos tribus de chasseurs d’hippopotames de Ouatagouna proche d’Ansongo là où l’île de Bentia a donné naissance à l’Empire des Songhaï les miens.
Comme toi Yurugu j’ai erré à la rencontre des bédouins d’as‑Sahara les Kel Tamashek et les Kel Ajjer enfants de la lointaine tribu maternelle dont je connais dans ma chair le désir inassouvi d’errance en imaginant la bonté de l’eau qu’on boit à la dellou commune auprès de l’aïn sa bouche de sable ouverte “ Aouid aman donne‑moi de l’eau ” et de la tagella qu’on partage sauvée de son fourneau de cendres et de sable. Mais l’eau des hommes perdus ne soulage pas de la soif devenue une prison pour celui qui ne peut quitter le pays dont on l’a dépossédé. Et la tagella cuite aux braises du couchant ne rassasie pas celui qui cherche l’âme des hommes sans refuge sans bivouac sans repos.
Toi Yurugu frère de tous tes frères sauvages qui ont poussé les portes de verre des déserts où se faufile la lumière prudente des nuits tu devines l’endroit où ceux qui n’ont plus de terre pour mener leurs troupeaux et leurs pas qui ont compté tous les replis et les pierres des ténéré se réunissent pour chanter les combats futurs et montent les campements aussi fugaces que la rosée dans les nécropoles ruinées d’Al‑Charaig et d’Al Hatyah. Parce que ta demeure est mouvante et qu’elle se plie à la trajectoire changeante des eaux souterraines et aux puits éphémères tu imagines le début des mondes dont l’oracle a prédit la fin dans le mouvement de va‑et‑vient sans cesse que tu fais d’un bout d’as‑Sahara à l’autre comme la navette du métier à tisser aux pieds de bois plantés chacun à une extrémité du temps.
Toi Yurugu tu sais que je suis paysan songhaï et forgeron dogon parmi les paysans d’un peuple dont les hommes ont laissé là l’un après l’autre les champs étroits et fins comme les bandes tissées aux métiers où va et revient la navette de la parole recommencée. Ils sont allés se vendre aux marchands d’esclaves qui les ont parqués à l’intérieur des mégapoles de l’exil où flottent des tentes de chiffons aux marchands de mort qui ont enfermé la terre la mère du monde dans des cerceaux de barbelés.
Toi Yurugu tu sais que je suis pêcheur bozo parmi les pêcheurs nomades de Joliba créant leurs demeures de paille au gré des îlots fugaces de joncs et de roseaux guidant leurs pinasses brunes aux flancs scarifiés de bleu turquoise et de jaune paille tatoués de marguerites blanches le long des rives mousseuses et souvent marchant leur filet à deux mains dans les eaux basses du grand affluent Mayo Dembé aux rives du Lac Debo et au creux des marres. Pêcheur bozo et forgerons dogon liés par la parenté à plaisanterie ont laissé leurs rires s’envoler au loin des forges minuscules entre leurs pieds et des fours d’argile où l’odeur du poisson graissant les paumes à fini de sécher.
Toi Yurugu tu sais que je suis berger peuhl et nomade tamashek parmi les bergers errants et menant les troupeaux de boeufs au bord du fleuve à Diafarabé. C’est le retour chez soi après la longue transhumance et la traversée rituelle des eaux de sang depuis la première traversée conduite par Sékou Amadou le roi de Macina. Les bergers déclament les poèmes qui racontent leurs aventures de pérégrination et les chants du Yaaral et du Dégal résonnent sur tout l’espace du delta intérieur de Joliba. Nomade parmi les Kel Tamashek je mènerai les caravanes de chameaux les meilleurs depuis Terist et Tessalit où on a choisi les plus vaillants pendant les trois jours de fête. Ils seront montés pour les Ziarras de Ghât l’Illizi de Djanet ou de Tazrouk et pour le marché au bétail de Gossi par les hommes généreux Afekay dressés debout sur leur terik de cuir fauve aux petits clous d’argent et le tindé résonnera aux paumes des femmes pour que les chameaux dansent l’Ilougan.
Toi Yurugu tu sais que je suis né là où aucun cavalier n’a défendu notre royaume contre son partage en morceaux aussi petits et aussi vastes que la ghalabia du ciel étoilé.
Toi Yurugu tu sais que dans les villages au pied de la falaise de Bandiagara l’eau qui ruisselle au long des failles ocre forme des mares fraîches où le Nommo donne à boire à l’âme du ciel assoiffée comme Amon maître de l’acropole d’Aghourmi veille sur la fraîcheur des sources et la justesse des paroles dans l’oasis de Siouah tout près du pays de Libye.
Dans l’oasis de Siouah Ammoneion qui a nommé l’eau Aman pour le peuple d’Arabie et d’Afrique te reconnaît comme son fils toi Yurugu le renard pâle. A la fin de chacun de tes périples tu empruntes la piste de Sikkah el‑Sultan le Chemin du Prince pour venir plonger au creux des eaux chaudes d’Aïn es‑Shams la fontaine du soleil aux côtés de l’astre qui rejoint le dieu Horus dans sa course nocturne jusqu’au nouveau jour levant sur l’oasis.
Comme toi Yurugu je sais que le maître du royaume perdu le serviteur d’Horus et de Thôt est de ceux qui peuvent relier entre elles les tribus par la parole mais nos frères éparpillés de Gao à Tazrouk et de Ghât à al‑Joufrah se moquent de la parole et des histoires qui sont venues à nos lèvres dans le même temps que l’eau souterraine voyageant sous des kilomètres de ténéré de hamada et de sebka.
C’est cette eau qui a réveillé ta soif et la mienne intarissables à travers les sables du Gourma et du Tanezzouft à travers les roches du Tassili N’Ahaggar et du Tassili N’Ajjers au creux des replis du Fezzan du désert blanc et du désert noir d’Egypte. Notre soif que ni les marmites d’Afilal ni la guelta d’Issandilène ne peut rassasier. L’eau de toutes les errances et de tous les signes tracés sur les ostraka et les tessons de terre c’est elle qui jaillit bondit et rebondit aux 300 sources et torrents de l’oasis de Siouah. Dans ses jeux se reflètent les mosaïques bleues des coupoles d’Arabie pendant que Nout la déesse des ténèbres verse au fond de nos yeux la chaîne mouvante des signes de vie entourée des palmiers aux touffes dressées au‑dessus du temple d’Amon.
Yurugu il y a longtemps que je le sais
Les Aw‑Targi les fils des bédouins les fiers Kel Tamasheq n’habitent nulle part ou peut‑être qu’ils habitent très loin dans des pays d’eau comme celui de Targa que les lacs d’Ubari criblent de leurs éclats de pierres d’émeraude encerclés de dunes blanches et leurs anneaux lunaires. Le maître du royaume perdu a choisi l’Erg Ubari pour y planter sa khaïma aux pieux d’acacia vigoureux et aux peaux de chèvres brunes et blanches sur les taoussit tressés de laine écrue par les femmes de la tribu à l’intérieur de l’assabeur de roseaux qui sépare le campement de la demeure couchée du désert parce qu’il sait que les méandres de pierres du Tadrart Akakus le protègeront des hommes venus du Nord.
D’Ubari à la nécropole royale d’Al‑Hatyah il sait le maître du royaume perdu d’Ifriqiya qu’il peut errer des mois durant avec les tribus qui l’ont accompagné depuis l’oasis de Sabha quand il a débarqué à l’aéroport avec les meilleurs de ses fils ses combattants. A bord de leurs Pick‑up ils n’auront aucun mal à rejoindre le Ténéré du Niger en traversant le plateau du Djado où la forteresse ruinée du village crépite de petites lueurs sanguine rasant les murailles éboulées et les niches d’ombre indigo qui leur font des yeux de géants crevés fixes au milieu des touffes de palmiers laiteux et des broussailles de la savane rousse.
Une fois franchie la passe d’Orida direction Tafassasset plus rien ne sépare les bédouins des rouleaux de sable gris aux miroitements d’un rose doré qui se déroulent sous les pieds des chameaux ni des nappes d’eau turquoise flottant au bout du ciel qui arrivent à leur rencontre semblables aux lacs des oasis. A partir de Tafassasset le Ténéré du Niger devient l’allié des voyageurs du sable qui rejoignent sans hésiter sur la direction à suivre magie de leur savoir‑faire ancestral la croûte de terre minérale rouge qui se brise sous le pas des montures laissant voir le ventre rose de son corps de poussière.
De ce désert‑là Yurugu toi qui sais lire les moindres signes tu as choisi la piste du Sud celle des taghlamt les caravanes du sel qui font halte au puits d’Achegour avant de repartir pour Bilma à la quête du sel gris et du sel blanc qui rend les langues fertiles en histoires. Pour les hommes du pays perdu il n’y a pas de terre accueillante ni d’oasis généreuse où on troque le mil et le blé contre les dattes et les oranges ou les grenades car il faudra de partout que le campement reprenne la route d’un exil qui ne connaît pas sa fin… Amghar neshikel celui qui connaît le chemin errera le long de toutes les pistes.
La dernière fois que tu as pris la parole Yurugu c’était à Tazrouk pour la Ziarra des Tamashek au cœur rafraîchi de l’été par les jardins avec leurs lances de palmes leurs abricotiers leurs grenadiers et leurs milliers de figuiers centenaires à Taharine sur les bords de l’oued Tazrouk. Et le devin t’a demandé quel serait le chemin de celui qui dirigeait l’Ilougan la danse des chameaux tournant dedans les geysers de sable ocre autour des groupes des femmes enroulées au creux des ilouchanne indigo et jaune ou vert pomme et rose grenadine qui battent les tambours ganga et les tindi et font monter les chants de leur gorge. Mais tu n’as pas répondu.
La dernière fois Yurugu tu avais traversé le désert du Gourma jusqu’à la carrière de sel gemme de Taoudeni où les hommes de peine creusant les tunnels blancs ne mangeaient que le mil rouge des animaux et ils devaient marcher jusqu’au puits de Moul‑Essem à quatre jours de là afin que l’eau salée de chaque gorgée qui attisait leur soif soit enfin lavée par de grandes lampées d’eau douce. S’ils parvenaient à fuir la barbarie des gardes qui les faisaient danser nus sur la plaque écarlate du fourneau de sable ils s’enfonçaient au creux des gorges aux lances aiguisées de l’Oued Telik et ses quarante puits nourris d’eaux vives.
Toi Yurugu tu avais suivi l’azalaï la caravane de sel qui remontait de Mopti aux rives du fleuve Niger avec les bats des chameaux bourrés de provisions et d’objets échangés contre des morceaux de sel aux marchés de la ville au bord du fleuve vers la mine de Taoudenni et puis une fois quitté les hommes et leurs bêtes après le dernier aïn où ils faisaient la queue pour se désaltérer jusqu’à ce que l’ombre les recouvre tu as traversé le Tassili N’Ahaggar par la piste de Bidon V. Tu la connaissais par cœur et tu as rejoint les oasis de Tamanrasset et de Djanet et tu es arrivé juste à temps pour la fête aux jardins de Tazrouk.
Mais le delta du fleuve Niger décide une autre transhumance Ô Yurugu maître de la parole et des tables de sable.
C’est un homme parti d’un pays où on a oublié la mémoire des fleuves parce qu’ils ont dans leur eau trop de sang un homme au crayon cassé que les tribus Dogon du Mali les confréries des masques Awa ont reconnu comme un des leurs.
C’est un homme parti d’une terre dont le peuple ne sait pas la soif ni son désir qui a fait rouler la parole jusqu’au pied de la falaise de Bandiagara là où ne vont pas les pêcheurs Bozos du fleuve Niger à bord de leurs pinasses et son âme sa nyama est attentive à la grandeur des habitants pour qui Nommo réalise la présence sacrée d’Amma créateur d’un monde où chaque être a conscience de sa soif.
Nommo au corps double de jumeaux parfaits anime les mares des villages de son chant et la saison de korsor où naissent les pluies de sa danse féconde a reçu la première parole que toi Yurugu le renard pâle tu lui as ravie. Toi Yurugu le renard pâle le fils rebelle d’Amma et de sa femme la terre tu marcheras tout seul et sans fin d’un bout de ce monde à l’autre car ta transhumance est éternelle.
Ô Yurugu toi le maître de la parole et des signes que tu as pris au Nommo pour les faire tiens et leur donner ton odeur et ta force tu écris sur le sable nocturne le destin des hommes qui ne savent pas lire leurs rêves dans les déserts où leur histoire s’égare en quête de la soif.
Et l’homme descendu du pays du Nord où le peuple a perdu la mémoire des grands fleuves a rencontré le vieux guerrier aveugle au village dogon d’Ogol‑du‑Bas dans la cour entre les greniers à grains à moitié morts aux toits pointus de paille assis par‑dessus leurs murets de terre rouge.
“ – Salut à ceux qui ont soif ! dit‑il… ”
A suivre...